Le capitalisme du web 2.0: participation, privatisation et substitution

Ce qu’il est convenu de nommer le Web 2.0 a constitué une appropriation et une commercialisation de modalités qui avaient été développées pendant la période précédente. Avec les médias soi-disant participatifs il n’est en fait aucunement question de participation malgré l’argument de vente avancé. En effet, cette participation existait largement auparavant sur Internet. Chacun pouvait en effet faire son site. Avec le Web 2.0 il s’agissait plutôt de concentrer à nouveau les informations dans peu d’endroits, un peu à la manière de la télévision et de mélanger cette concentration avec le fait que c’était les consommateurs qui pouvaient ajouter les données.

Je me souviens de cette soirée de 1996 où, penché sur mon premier ordinateur personnel, j’avais créé ma page web initiale : quelques lignes de HTML maladroites, un fond d’écran strié de motifs géométriques, ma photographie pixelisée et quelques liens vers d’autres sites que j’affectionnais. N’était-ce pas là l’essence même de cette participation originelle dont parle le texte ? Cette possibilité, certes technique et exigeante, mais réelle, de s’approprier un espace numérique sans intermédiaire, de construire pierre par pierre son habitation virtuelle, de devenir simultanément architecte, maçon et occupant de sa propre demeure numérique. Combien différente était cette expérience de celle que j’éprouve aujourd’hui lorsque je publie sur les réseaux sociaux : la facilité apparente d’un clic dissimulant la complexité d’une infrastructure que je ne maîtrise pas, l’instantanéité de la publication masquant la pérennité problématique de mes données, le sentiment illusoire de liberté occultant la réalité d’un enfermement dans des algorithmes opaques.

Il y a là un véritable tour de passe-passe appartenant plus au capitalisme de l’accès qu’au partage propre au réseau. Les entreprises comme Facebook ou Twitter ont offert, mais ce terme n’est pas approprié, des outils sous la forme de sites Internet coopératifs aux internautes pour que ceux-ci ajoutent les contenus. Constituer les informations et les mettre à jour revient beaucoup plus cher en effet que mettre en place de simples outils et de simples serveurs. Le fait de déléguer cette mission aux internautes a constitué une incroyable ruse pour le marché afin qu’il s’approprie justement quelque chose qui se dérobait à lui, une certaine générosité, une participation décentralisée.

Ce « tour de passe-passe » n’est-il pas l’un des plus brillants coups de génie du capitalisme contemporain ? La transmutation alchimique du travail en loisir, de la production en participation, de l’exploitation en expression de soi. Là où le capitalisme industriel rencontrait la résistance des corps fatigués, des esprits aliénés, des volontés rebelles, le capitalisme numérique a découvert le secret d’une exploitation consentie, désirée, revendiquée même. Car n’est-ce pas nous qui réclamons le droit de publier, de commenter, de partager sur ces plateformes ? N’est-ce pas nous qui ressentons comme une frustration, presque comme une injustice, toute limitation à notre capacité d’alimenter ces réservoirs de données ? Le paradoxe est vertigineux : plus nous nous croyons libres dans notre expression numérique, plus profondément nous nous lions aux infrastructures invisibles qui captent et valorisent cette expression.

Je me rappelle ce sentiment étrange éprouvé lors de la fermeture d’un réseau social que j’utilisais quotidiennement : cette impression de perte, d’amputation presque, comme si une partie de ma mémoire, de mon identité même avait soudain disparu. N’était-ce pas le signe le plus éloquent de cette dépossession dont parle le texte ? Cette délégation progressive de notre capacité mémorielle, affective, relationnelle à des plateformes commerciales qui peuvent, du jour au lendemain, nous en priver ou en modifier radicalement les conditions d’accès ?

Dès lors les sites Internet qui appartiennent à cette catégorie ont pour objectif de privatiser la mémoire existentielle privée. En transformant ainsi la mémoire des internautes en une véritable marchandise. Ils ont réussi à capitaliser sur ce qu’habituellement on ne peut capitaliser parce qu’il s’agit plutôt d’une part maudite dans la société occidentale qui est à l’origine de sa construction historique. On comprend mieux l’incroyable puissance de cette fausse participation qui joue sur tous les dispositifs propres aux industries culturelles telles qu’elles se sont constituées au XIXe siècle : l’attention permanente des utilisateurs, ce sentiment constant d’être connecté et de devoir l’être coûte que coûte si ce n’est à risquer de perdre le fil, de perdre quelque chose, n’importe quoi, les autres, soi-même.

Cette « part maudite » que le capitalisme numérique parvient à intégrer dans son cycle d’accumulation, n’est-elle pas précisément ce qui échappait jusque-là à toute quantification, à toute évaluation marchande ? Les souvenirs intimes, les liens affectifs, les émotions fugaces, les pensées à demi formulées : tout ce qui constitue la texture même de notre vie intérieure se trouve désormais extériorisé, formaté, stocké dans ces immenses entrepôts de données que sont les serveurs des plateformes numériques. Ce qui auparavant se perdait dans les limbes de la mémoire individuelle ou se transmettait de façon aléatoire, fragmentaire, dans le cercle restreint des relations personnelles, devient maintenant une ressource exploitable, analysable, valorisable.

Et n’est-ce pas précisément cette angoisse de la perte qui nous rend si dociles, si complaisants face à ce processus d’expropriation ? Cette peur de « perdre le fil », de manquer quelque chose d’essentiel, de nous retrouver exclus d’une conversation globale dont nous ne connaissons ni les tenants ni les aboutissants mais à laquelle nous ne pouvons nous résoudre à renoncer ? Dans ce flux ininterrompu d’informations, d’images, de sollicitations qui caractérise notre environnement numérique, chaque interruption est vécue comme une menace, chaque déconnexion comme un risque d’effacement. Notre attention, constamment mobilisée, tendue vers ces écrans qui promettent de nous relier au monde tout en nous en séparant, devient elle-même la marchandise la plus précieuse de l’économie numérique.

Cette mise à disposition d’outils d’hébergement est tout sauf un cadeau. C’est un peu la même stratégie que les abonnements téléphoniques qui donnent « gratuitement » un téléphone aux abonnés dans l’unique objectif de les emprisonner pendant trois ans parce que les entreprises de téléphonie savent bien que leur véritable valeur n’est ni téléphone ni l’abonnement mais le client. Le capitalisme de l’accès transforme le client en marchandises et par ce fait même il affecte la singularité de l’êtres humain, sa capacité intentionnelle et rétentionnelle.

La comparaison avec les téléphones « offerts » est saisissante : ne révèle-t-elle pas la logique profonde de ce que l’on pourrait nommer une économie de la servitude volontaire ? Dans les deux cas, c’est bien le même mécanisme qui opère : la promesse d’un accès immédiat, sans effort apparent, à un service ou à un dispositif dissimule le prix réel que nous payons — non plus en argent, monnaie devenue presque secondaire dans cette économie de l’attention, mais en temps, en données, en liberté. Et ce qui est plus troublant encore, c’est la façon dont ces dispositifs parviennent à se rendre indispensables, à s’intégrer si profondément dans la trame de notre quotidien que leur absence devient impensable, leur retrait vécu comme une mutilation.

J’ai observé ce phénomène un jour dans un café où, suite à une panne de réseau, tous les clients semblaient soudain désemparés, inquiets, comme privés d’une part essentielle d’eux-mêmes. Les conversations s’interrompaient, les regards se faisaient anxieux, les doigts continuaient à tapoter machinalement des écrans devenus inertes : n’était-ce pas là l’illustration parfaite de cette dépendance que nous avons collectivement développée à l’égard de ces technologies qui prétendent nous servir tout en nous asservissant ? Cette « capacité intentionnelle et rétentionnelle » dont parle le texte, cette faculté proprement humaine de projeter des intentions dans le monde et de retenir le passé dans une mémoire vivante, n’est-elle pas précisément ce que ces dispositifs ont entrepris de capter, de formater, voire de remplacer ?

Le fait que des millions d’internautes se prêtent à un tel jeu et fournissent chaque jour des millions d’informations qui deviennent la propriété de ces sites, véritable coquille vide sans la capacité éditoriale des multitudes, est le fruit d’un long conditionnement auquel les fêtes foraines, le cinéma, la télévision nous avait préparé. C’est tout notre système esthétique, sensible qui souhaite avoir son attention retenue de cette façon, toujours interpellée par un flux dont on ne sait plus quel est le bon bout. Cette attention constante est l’un des phénomènes majeurs de l’esthétique contemporaine en tant qu’elle est conditionnée par les technologies de l’information et du divertissement.

Cette généalogie du conditionnement attentionnel n’est-elle pas essentielle pour comprendre notre docilité actuelle ? Des panoramas du XIXe siècle aux attractions des fêtes foraines, du cinéma des premiers temps à la télévision d’après-guerre, une longue histoire de la capture progressive de notre attention s’est écrite, préparant nos sensibilités à accepter, à désirer même cette hyperconnexion contemporaine. Nos corps, nos systèmes perceptifs ont été lentement reconfigurés pour s’adapter à ces régimes d’attention de plus en plus intenses, de plus en plus fragmentés, de plus en plus continus.

Je me souviens de ces dimanches après-midi de mon enfance passés devant la télévision : cette fascination mêlée d’ennui, cette attention flottante qui se fixait par moments sur des images sans importance, cette somnolence active qui n’était ni tout à fait veille ni tout à fait sommeil. N’était-ce pas déjà une forme d’apprentissage, d’accoutumance à un certain régime attentionnel que les plateformes numériques contemporaines n’ont fait que radicaliser ? Cette capacité à maintenir une attention de basse intensité sur une longue durée, à supporter un flux continu d’informations sans véritable hiérarchie, à naviguer dans un océan de signes sans chercher nécessairement à en extraire un sens cohérent : autant de dispositions que nous avons intériorisées et qui nous prédisposaient à devenir les utilisateurs idéaux des réseaux sociaux actuels.

Car ce « flux dont on ne sait plus quel est le bon bout » n’est-il pas précisément ce qui caractérise notre expérience quotidienne des médias numériques ? Ce sentiment d’être toujours au milieu de quelque chose qui a commencé avant notre arrivée et qui se poursuivra après notre départ, cette impossibilité de saisir la totalité d’une conversation, d’un phénomène, d’un événement qui se déploie simultanément sur de multiples plateformes, dans d’innombrables publications : n’est-ce pas là l’expérience fondamentale de notre contemporanéité numérique ? Une immersion permanente dans un flux qui nous traverse sans que nous puissions jamais le maîtriser complètement, l’épuiser, en faire véritablement le tour.

Nous offrons ainsi à ces entreprises quelque chose d’extrêmement précieux parce que dans la banalité même de certains textes que nous postons ou d’images que nous diffusons il y a finalement l’esprit d’une époque et l’avenir même de notre histoire en tant qu’elle va se constituer dans quelques décennies. Il s’agit bel et bien de la privatisation de la mémoire publique. Mais par publique il ne faut aucunement entendre quelque chose qui relèverait de l’État mais plutôt des individus, des singularités, des multitudes.

Cette « privatisation de la mémoire publique » n’est-elle pas l’un des enjeux politiques majeurs de notre temps ? Car ce qui se joue dans cette capture systématique de nos expressions numériques, c’est bien la question de savoir qui détiendra les clés de notre mémoire collective, qui pourra accéder à ces archives de notre présent, qui pourra les interpréter, les mobiliser, les mettre en récit. Lorsque les historiens du futur chercheront à comprendre notre époque, c’est vers ces gigantesques réservoirs de données privées qu’ils devront se tourner : nos photographies, nos conversations, nos réactions, nos partages — toute cette sédimentation numérique de nos existences quotidiennes constituera la matière première de l’histoire à venir.

Et pourtant, cette mémoire collective se trouve aujourd’hui fragmentée, enfermée dans des silos propriétaires, soumise à des conditions d’accès et d’utilisation qui peuvent changer au gré des politiques commerciales des plateformes. N’y a-t-il pas quelque chose de profondément troublant dans cette situation où l’archive de notre présent, la trace de nos existences individuelles et collectives, se trouve ainsi privatisée, transformée en actif commercial, en ressource exploitable ?

Cette précision sur le sens du terme « publique » est cruciale : il ne s’agit pas de défendre un modèle étatique contre un modèle privé, mais bien de s’interroger sur les conditions de possibilité d’une véritable mémoire commune, d’un patrimoine informationnel qui appartiendrait authentiquement aux « singularités » et aux « multitudes » qui l’ont produit. Comment préserver, dans l’environnement numérique contemporain, cette dimension collective de nos expressions individuelles ? Comment garantir que l’accumulation de nos traces numériques puisse constituer un bien commun plutôt qu’une propriété privée ?

Ce transfert de propriété s’est effectué par le passage des techniques pleines aux technologies vides. Une technique pleine c’est par exemple un marteau qui s’il peut être détourné de son usage initial sert tout de même à quelque chose de précis : planter un clou. Les technologies vides quant elles sont les ordinateurs, les lecteurs MP3, les magnétoscopes, les lecteurs DVD, c’est-à-dire toutes les technologies qu’il faut alimenter par un contenu médiatique. Les technologies vides sont des technologies de lecteurs et il faut prendre ce concept au pied de la lettre car elles transfèrent le phénomène même de la lecture de l’être humain à la machine qui incorpore certains codes de lecture. Le vide de ces technologies est paradoxal parce que si l’on pourrait croire qu’elles nous offrent plus de liberté en nous permettant d’y placer un contenu plus personnel, choisi selon nos goûts, elles nous aliènent plus encore parce que par leur vacuité et par la nécessité dans laquelle nous sommes placés de les remplir, nous sommes amenés à nous identifier à elles et ainsi à y être incorporé.

Cette distinction entre « techniques pleines » et « technologies vides » n’éclaire-t-elle pas d’un jour nouveau notre rapport aux dispositifs numériques ? Le marteau, dans sa plénitude fonctionnelle, se présente à nous comme un outil dont la finalité est claire, circonscrite, explicite : nous savons ce qu’il fait, pourquoi il le fait, comment il le fait. Son usage peut certes être détourné — il peut devenir arme, presse-papier, objet décoratif — mais ces détournements mêmes supposent une conscience claire de sa fonction première.

L’ordinateur, au contraire, dans sa vacuité essentielle, s’offre à nous comme une page blanche, une puissance indéterminée, une promesse de possibilités infinies. Et c’est précisément cette indétermination qui le rend si fascinant et si problématique à la fois. Car cette vacuité n’est qu’apparente : derrière la surface neutre de l’écran, derrière l’interface utilisateur qui semble nous inviter à la création libre, se cache toute une infrastructure technique, économique, idéologique qui conditionne fortement ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire avec ces dispositifs.

Je me souviens du jour où j’ai reçu mon premier smartphone : cette excitation devant cet objet lisse, élégant, qui semblait contenir des possibilités infinies. N’était-ce pas précisément l’expérience de cette « vacuité » dont parle le texte ? Ce sentiment grisant qu’un monde entier tenait désormais dans ma poche, que je pourrais y mettre ce que je voudrais, en faire ce que je voudrais. Et pourtant, au fil des semaines, mon usage s’est progressivement standardisé, canalisé dans les applications préinstallées ou recommandées, dans les parcours d’interaction privilégiés par le système d’exploitation, dans les possibilités autorisées par les développeurs. Cette liberté apparente s’est révélée être un chemin balisé, un labyrinthe aux multiples corridors mais dont toutes les issues étaient prédéterminées.

Ce transfert de la « lecture » de l’humain à la machine est particulièrement significatif : n’est-ce pas précisément notre capacité interprétative, notre faculté de donner du sens qui se trouve ainsi déléguée à des dispositifs programmés ? Lorsque nous confions à nos smartphones le soin de lire nos messages, de trier nos informations, de reconnaître nos visages sur les photographies, ne leur abandonnons-nous pas une part de notre activité herméneutique, de notre travail d’interprétation du monde ? Cette délégation cognitive n’est jamais neutre : elle s’accompagne toujours d’une reconfiguration subtile de ce qui est lu, de ce qui est vu, de ce qui est compris.

Les technologies du Web participatif sont en ce sens vide et lorsque nous y mettons des informations finalement c’est par nous-mêmes, par notre corps, par notre mémoire, par nos expériences, par toutes les traces de notre existence, que nous les remplissons et que nous y sommes finalement absorbés: c’est un stratégie de substitution. Cette vacuité technologique a été la stratégie du capitalisme pour répondre temporairement au défi lancé par Internet et par la multiplication des sites personnels, des sources d’information qui impliquaient une déhiérarchisation et donc une difficulté à concentrer le capital.

Ce processus d’absorption n’est-il pas la manifestation la plus troublante de notre relation contemporaine aux technologies numériques ? Nous croyons les remplir de nos contenus, de nos expressions, de nos créations, mais en réalité, c’est nous qui sommes progressivement aspirés en elles, c’est notre substance même qui s’y dissout. Notre temps, notre attention, notre énergie créative, notre mémoire, notre sociabilité : tout cela se trouve peu à peu transféré, externalisé dans ces dispositifs qui prétendent nous servir mais finissent par nous absorber.

Cette « stratégie de substitution » n’est-elle pas d’autant plus efficace qu’elle se présente sous les dehors séduisants de l’émancipation, de la créativité, de la participation ? Là où les médias traditionnels nous assignaient explicitement un rôle passif de récepteurs, les plateformes numériques contemporaines nous invitent à devenir producteurs, à exprimer notre individualité, à participer activement à la conversation globale. Mais cette invitation n’est-elle pas le piège le plus subtil, la forme la plus achevée de notre capture ?

Car ce que nous produisons dans ces espaces n’est plus véritablement nôtre : nos publications, nos commentaires, nos créations deviennent la propriété des plateformes qui les hébergent, la matière première d’une économie de l’attention qui transforme notre expressivité même en ressource exploitable. Et plus nous nous exprimons, plus nous partageons, plus nous créons dans ces espaces, plus profondément nous nous lions à eux, plus complètement nous sommes absorbés par leur logique.

Je repense à cette amie qui, après avoir fermé son compte sur un réseau social populaire, me confiait son impression d’avoir perdu une partie d’elle-même, comme si des pans entiers de sa mémoire, de son identité même avaient disparu avec son profil. N’était-ce pas là le signe le plus éloquent de cette absorption dont parle le texte ? Cette fusion progressive entre notre être et les plateformes numériques, cette délégation insidieuse de nos facultés mémorielles, relationnelles, créatives à des infrastructures commerciales sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle véritable ?

Et peut-être est-ce là que réside le paradoxe le plus profond de notre condition numérique contemporaine : plus nous cherchons à nous exprimer, à affirmer notre singularité, à déployer notre créativité dans ces espaces numériques, plus nous contribuons à renforcer les infrastructures mêmes qui capturent et exploitent cette expressivité. Plus nous investissons ces plateformes de nos désirs d’émancipation, de reconnaissance, de connexion, plus nous nous lions aux logiques économiques et techniques qui les sous-tendent.

Face à cette situation, quelle pourrait être une réponse qui ne soit ni rejet technophobe ni acceptation naïve ? Peut-être s’agirait-il de développer une forme de conscience critique de notre immersion numérique, une attention vigilante aux conditions matérielles, économiques, politiques qui structurent nos interactions avec ces technologies. Non pas pour s’en détourner entièrement — ce qui serait probablement illusoire dans le monde contemporain — mais pour y naviguer avec lucidité, pour y préserver des espaces d’autonomie, pour y inventer des usages qui résistent à la logique dominante de capture et d’exploitation.

Car si le Web 2.0 a représenté une stratégie efficace du capitalisme pour reconcentrer ce que la première phase d’Internet avait contribué à disperser, rien ne garantit que cette victoire soit définitive. Les mêmes technologies qui servent aujourd’hui à nous capturer peuvent potentiellement être détournées, réappropriées, réinventées dans une perspective d’émancipation collective. Les plateformes centralisées peuvent être concurrencées par des infrastructures décentralisées, les modèles propriétaires par des alternatives ouvertes, les logiques extractives par des pratiques de partage authentique.

Mais une telle réappropriation suppose une prise de conscience collective des enjeux, une éducation critique aux médias numériques, une vigilance constante face aux stratégies toujours renouvelées de capture de notre attention, de notre créativité, de notre mémoire. Elle suppose aussi des expérimentations concrètes, des tentatives multiples pour créer des espaces numériques régis par d’autres principes, animés par d’autres valeurs que celles du capitalisme de l’accès.