Le capitalisme du web 2.0: participation, privatisation et substitution

Ce qu’il est convenu de nommer le Web 2.0 a constitué une appropriation et une commercialisation de modalités qui avaient été développées pendant la période précédente. Avec les médias soi-disant participatifs il n’est en fait aucunement question de participation malgré l’argument de vente avancé. En effet, cette participation existait largement auparavant sur Internet. Chacun pouvait en effet faire son site. Avec le Web 2.0 il s’agissait plutôt de concentrer à nouveau les informations dans peu d’endroits, un peu à la manière de la télévision et de mélanger cette concentration avec le fait que c’était les consommateurs qui pouvaient ajouter les données.

Il y a là un véritable tour de passe-passe appartenant plus au capitalisme de l’accès qu’au partage propre au réseau. Les entreprises comme Facebook ou Twitter ont offert, mais ce terme n’est pas approprié, des outils sous la forme de sites Internet coopératifs  aux internautes pour que ceux-ci ajoutent les contenus. Constituer les informations et les mettre à jour revient beaucoup plus cher en effet que mettre en place de simples outils et de simples serveurs. Le fait de déléguer cette mission aux internautes a constitué une incroyable ruse pour le marché afin qu’il s’approprie justement quelque chose qui se dérobait à lui, une certaine générosité, une participation décentralisée.

Dès lors les sites Internet qui appartiennent à cette catégorie ont pour objectif de privatiser la mémoire existentielle privée. En transformant ainsi la mémoire des internautes en une véritable marchandise. Ils ont réussi à capitaliser sur ce qu’habituellement on ne peut capitaliser parce qu’il s’agit plutôt d’une part maudite dans la société occidentale qui est à l’origine de sa construction historique. On comprend mieux l’incroyable puissance de cette fausse participation qui joue sur tous les dispositifs propres aux industries culturelles telles qu’elles se sont constituées au XIXe siècle : l’attention permanente des utilisateurs, ce sentiment constant d’être connecté et de devoir l’être coûte que coûte si ce n’est à risquer de perdre le fil, de perdre quelque chose, n’importe quoi, les autres, soi-même.

Cette mise à disposition d’outils d’hébergement est tout sauf un cadeau. C’est un peut la même stratégie que les abonnements téléphoniques qui donnent « gratuitement » un téléphone aux abonnés dans l’unique objectif de les emprisonner pendant trois ans parce que les entreprises de téléphonie savent bien que leur véritable valeur n’est ni téléphone ni l’abonnement mais le client. Le capitalisme de l’accès transforme le client en marchandises et par ce fait même il affecte la singularité de l’êtres humain, sa capacité intentionnelle et rétentionnelle.

Le fait que des millions d’internautes se prêtent à un tel jeu et fournissent chaque jour des millions d’informations qui deviennent la propriété de ces sites, véritable coquille vide sans la capacité éditoriale des multitudes, est le fruit d’un long conditionnement auquel les fêtes foraines, le cinéma, la télévision nous avait préparé. C’est tout notre système esthétique, sensible qui souhaite avoir son attention retenue de cette façon, toujours interpellée par un flux dont on ne sait plus quel est le bon bout. Cette attention constante est l’un des phénomènes majeurs de l’esthétique contemporaine en tant qu’elle est conditionnée par les technologies de l’information et du divertissement.

Nous offrons ainsi à ces entreprises quelque chose d’extrêmement précieux parce que dans la banalité même de certains textes que nous postons ou d’images que nous diffusons il y a finalement l’esprit d’une époque et l’avenir même de notre histoire en tant qu’elle va se constituer dans quelques décennies. Il s’agit bel et bien de la privatisation de la mémoire publique. Mais par publique il ne faut aucunement entendre quelque chose qui relèverait de l’État mais plutôt des individus, des singularités, des multitudes.

Ce transfert de propriété s’est effectué par le passage des techniques pleines aux technologies vides. Une technique pleine c’est par exemple un marteau qui s’il peut être détourné de son usage initial sert tout de même à quelque chose de précis : planter un clou. Les technologies vides quant elles sont les ordinateurs, les lecteurs MP3, les magnétoscopes, les lecteurs DVD, c’est-à-dire toutes les technologies qu’il faut alimenter par un contenu médiatique. Les technologies vides sont des technologies de lecteurs et il faut prendre ce concept au pied de la lettre car elles transfèrent le phénomène même de la lecture de l’être humain à la machine qui incorpore certains codes de lecture. Le vide de ces technologies est paradoxal parce que si l’on pourrait croire qu’elles nous offrent plus de liberté en nous permettant d’y placer un contenu plus personnel, choisi selon nos goûts, elles nous aliènent plus encore parce que par leur vacuité et par la nécessité dans laquelle nous sommes placés de les remplir, nous sommes amenés à nous identifier à elles et ainsi à y être incorporé.

Les technologies du Web participatif sont en ce sens vide et lorsque nous y mettons des informations finalement c’est par nous-mêmes, par notre corps, par notre mémoire, par nos expériences, par toutes les traces de notre existence, que nous les remplissons et que nous y sommes finalement absorbés: c’est un stratégie de substitution. Cette vacuité technologique a été la stratégie du capitalisme pour répondre temporairement au défi lancé par Internet et par la multiplication des sites personnels, des sources d’information qui impliquaient une déhiérarchisation et donc une difficulté à concentrer le capital.