Incident v.0 (1994)

Voici le premier texte écrit à propos d’Incident qui en 1994 fut un projet de revue papier et Web.

I. Les enjeux technologiques

La situation actuelle
1.1 Les technologies dans la culture

Une dynamique apparaît aujourd’hui autour des technologies dites « nouvelles » (CD-Rom, Internet, environnements interactifs, réalité virtuelle, etc.). Mais qu’entendons-nous ici par « dynamique »? Quelque chose de durable? Une mode passagère? Superficielle ou significative? Un intérêt véritable? On ne compte plus les articles traitant de la techno-culture, c’est-à-dire des implications des technologies sur nos modes de vie et sur les représentations de nos sociétés. Il existe même des publications spécifiquement dédiées à ces questions, publications qui reçoivent un accueil très favorable de la part du public et dont les principes et les modalités sont directement inspirés par le succès des revues américaines: Boing-Boing, Mondo 2000 et Wired. En France, Univers Interactif, CD-Media, Internet Reporter, Pixel, Branché, sont autant d’exemples qui démontrent que ce domaine n’est plus réservé aux seuls ingénieurs, et que le langage ésotérique de l’informatique, qui rendait souvent difficile l’accès à ces interrogations, s’épure progressivement pour intervenir dans les débats de nos sociétés. Entre les technologies et ce qu’il est convenu de nommer la culture, une intrigante correspondance s’ouvre et montre combien chacun de nous, touché dans son existence quotidienne par les technologies, doit adopter une position critique et réfléchie à leur égard.
Or il faut souligner que la culture et la technique ont longtemps été opposées. D’ailleurs ne distingue-t-on pas, sans trop savoir pourquoi, l’art d’un artiste de sa technique? Le contenu de la forme? La modification que nous voyons actuellement émerger est extrêmement profonde et signale une césure dont les conséquences et l’étendue sont encore à interroger.
1.2 Une déficience

L’éclaircissement des enjeux technologiques devient aujourd’hui une nécessité. Mais si beaucoup sont en accord avec ce constat et pressentent que les technologies seront appelées à jouer un rôle de plus en plus important, tant au niveau économique qu’au niveau symbolique, les revues qui existent sont pour le moment bien en-deçà d’une réflexion rigoureuse. Elles restent au niveau d’un traitement « branché » et journalistique, et tout en se laissant piéger par l’illusion d’une incessante actualité, ces revues ne poursuivent plus qu’un fantôme, les éloignant des enjeux concrets des technologies. Elles transforment ainsi une véritable matière de réflexion en un objet rassurant de consommation médiatique ayant perdu toute problématicité, toute intensité et tout questionnement.
Il existe une déficience symptomatique, et particulièrement prégnante en France: la distance qui sépare l’ampleur des enjeux de la qualité du traitement qui leur est réservé, s’accroît de jour en jour. La « techno-mode » laisse une large place aux dernières innovations technologiques, mais réinscrit ce qui pourrait donner lieu à un bouleversement dans la régularité du monde de l’information, où rien ne doit se passer car tout s’y passe.
Une approche théorique
2.1 La nécessité d’une nouvelle approche

L’objet de « INCIDENT » consiste à palier les manques du traitement médiatique qui est trop souvent superficiel, méfiant ou tout simplement ignorant. Nous adopterons une démarche rigoureuse et articulée qui ne cédera pas à l’attente d’une réponse toute faite, en cherchant les vecteurs problématiques, les catalyseurs et les signaux. Il s’agira d’instituer un moment de pause dans le déferlement des nouveautés, car on ne saurait résumer et restreindre les technologies à un simple effet de mode passager. Pour le moment, dans le domaine technologique, on nous présente les choses selon le seul point de vue de l’événementialité, du dernier ordinateur en date, du dernier processeur. Ce qui manque est l’analyse réfléchie, c’est-à-dire la théorisation qui rend possible la compréhension des phénomènes.
L’interruption est un concept-clé, car il s’agit bien de suspendre et de déranger cette logique accélérée du développement technique qui veut aller vite, oublier vite, ne retenir que l’information utile pour la suite, en somme gagner du temps à tout prix, même si ce prix à payer est celui infiniment secret de la pensée. Il y a en tout cela le sentiment d’une nécessité, on ne saurait continuer de cette manière; c’est pourquoi il faut proposer des alternatives, d’autres approches, non pour les imposer mais afin de permettre la diversité et combattre ainsi le silence de l’hégémonie – une situation qui s’installe sans que pourtant personne ne semble en avoir décidé ainsi.
2.2 L’art technologique

Divers savoirs et différentes pratiques seront convoqués, aussi bien dans les domaines de la littérature, de la poésie, de la philosophie que dans les sciences dures (sciences cognitives, neuro- et biosciences, cybernétique, informatique). Ces disciplines s’articuleront autour de ce qui lie aujourd’hui les arts aux technologies, car cette relation témoigne au plus haut point de la nouveauté du champ technologique. Le calcul, la logique mathématique, le concept scientifique pénètrent l’image optique; le plus proche de l’Idée va ainsi à la rencontre de ce qui constituait, selon Platon, sa plus grande dégradation. Cette métamorphose des rapports entre l’ordre logique et visuel témoigne de la multiplicité des arts technologiques: installations interactives, réalité virtuelle – plus ou moins immersive -, art génétique, art en réseau, etc… qui sont autant d’expressions de ce foisonnement singulier encore difficilement appréhendable par la pensée. De « nouvelles » œuvres apparaissent dont la diffusion reste très insuffisante par rapport aux enjeux concrets dont elles témoignent. Ce sont des œuvres qui composent des dispositifs singuliers qu’on ne saurait saisir par le seul biais de l’esthétique passée, et qui ouvrent, à notre sens, la voie à une autre esthétique: non seulement dans les arts, mais aussi dans son sens large, c’est-à-dire comme sensibilité, comme faculté de percevoir.
Il est grand temps de proposer des esthétiques de ces arts, et donc du monde technologique. Ceci devra être réalisé avec une rigueur capable de reconnaître les filiations de ces œuvres, conscientes et inconscientes dans le processus créateur, reconstruites ou construites par le théoricien. Car il faut bien reconnaître que ces objets induisent du nouveau tout autant qu’ils entretiennent de multiples rapports avec la tradition de l’invention technologique, tels que ces automates du XVIème siècle, avec les arts plastiques et les arts contemporains (futurisme, Bauhaus, Duchamp, etc.). C’est l’archéologie toujours vivante d’un futur qui vient à nous depuis longtemps déjà, mais qui n’est pas encore advenu, qui ne se réalisera sûrement jamais en personne. C’est l’archéologie à rebours qui permet aussi de pister dans le passé, à partir des découvertes du présent, ce qui a été oublié ou même refoulé: la place active du spectateur et de l’exposition de l’œuvre, le caractère charnel de l’expérience technologique, ou l’instrumentalité problématique de la machine. En d’autres termes, l’étude esthétique permet de reconstituer le fil problématique de la temporalité technologique et de comprendre combien les dimensions classiques du temps y sont entrecroisées.
Ces œuvres sont à comprendre et à écouter comme les premières expériences radicales des technologies: des expériences qui permettent, si on les prend en compte, de ne pas projeter dans ce champ des fantasmes insouciants d’eux-mêmes, mais de tenter une approche constitutive des technologies, c’est-à-dire une approche qui s’interroge non seulement sur la constitution de son objet, mais qui sait aussi que le regard porté n’est pas innocent et qu’approcher quelque chose c’est déjà le modifier. Par la pratique, elles témoignent de la « réalité technologique » tout comme elles construisent leur propre « réalité ». C’est par l’art que la liaison inextricable entre l’affectivité et les technologies peut se révéler à elle-même. Les œuvres technologiques nous prennent de cours, nous ne savons pas de quelle manière procéder pour les approcher, pour les comprendre. Dans l’urgence, les mots nous manquent, nous balbutions à nouveau: faut-il encore parler d’œuvres? D’art? D’artistes ou de spectateurs? De quelles manières les exposer? Comment les décrire? Et les penser? Ces mots ont-ils changé de signification? Et si cette situation peut perturber certains qui préféreraient retourner en terrain connu, elle est selon nous le signal critique qui annonce un bouleversement. Les mots n’ont plus le même sens, il faut les découvrir à nouveau, comme à chaque fois. Les fondements vacillent, la nécessité des questions revient, elle ne nous avait d’ailleurs jamais quittée.
De ce fait, la question de l’art n’est pas une difficulté extérieure aux technologies, elle en est une demande intérieure, comme si, et pour des raisons encore inexpliquées, l’art et les technologies entretenaient d’étroits rapports qui n’auraient pas encore été pleinement pensés.
2.3 L’interdisciplinarité

C’est en vue de cette discontinuité que « INCIDENT » voudrait se situer à la convergence de différentes disciplines et de champs multiples dans le cadre desquels pourront librement se déployer les recherches les plus divergentes. Le titre donné à la revue traduit cette attention portée aux divers mouvements de transposition, de transfert, de conversions analogiques, de superpositions et de surimpressions entre les régions du savoir et à l’intérieur de chacune d’entre elles. Il témoigne ainsi d’une recherche, d’une invention de nœuds et d’interconnexions parfois inapparentes: il s’agit en effet d’esquisser des zones de liaison et d’articulation entre des domaines hétérogènes, tout en générant ce qui ne se rattache plus à un cadre disciplinaire donné. Dans ce sens, « INCIDENT » indique aussi bien une traversée réfléchie de différentes aires culturelles qu’une tentative d’épouser ce qui leur échappe.
Si l’interdisciplinarité est nécessaire c’est que notre projet est porté par l’espérance d’un espace de travail et de recherche à la jonction de plusieurs intérêts de départ, eux-mêmes non-unifiés, qui permettront d’inscrire les traces de l’épreuve où l’identité présumée d’une discipline vacille. Avec les technologies il s’agit justement de ce vacillement, de cette hésitation génératrice entre différentes méthodes que l’on opposait auparavant, de cette ouverture des technologies sur d’autres domaines de connaissance tels que la philosophie, l’esthétique, l’anthropologie, les sciences, l’histoire, etc. Il ne s’agira pas pour autant de déplacer les champs respectifs de compétences, en croyant ou en faisant croire, par exemple, qu’un philosophe peut faire de la recherche en biologie, mais seulement de montrer qu’il existe des plans communs de déplacement, des lignes sur lesquelles se meuvent des concepts dépendant des problèmes posés.
2.4 La rigueur critique

Il s’agit d’adopter une attitude et une position critiques à l’égard des clichés qui aujourd’hui circulent autour des technologies, et dont les médias se font les bienheureux porte-paroles. Car ces clichés ne sont pas seulement inexacts, d’un point de vue scientifique, ils inventent aussi une atmosphère fantasmatique qui fascine autant qu’elle effraye, et qui finalement délivre l’individu de sa capacité à penser et de sa responsabilité.
Nous ne revendiquons pas quelque notion d’avant-garde, aussi peu déterminable soit-elle. Prétendre faire table rase du passé, ce serait vouloir oublier la tradition qui travaille et surdétermine, de façon implicite ou non, les tentatives (et les technologies) qui se disent nouvelles. Car il faut bien comprendre qu’on nous présente comme nouveau ce qui la plupart du temps provient du passé, et que par une telle présentation on oublie la mémoire du temps et l’histoire. On subit alors plus qu’on ne pense. Certains clament la nouveauté de l’interactivité, sans même se demander si une telle notion n’aurait pas déjà été visitée par les auteurs de la tradition. D’autres tombent en extase devant la prétendue communion sur Internet et veulent y apercevoir la fusion d’un « cerveau global », sans même s’apercevoir que le langage et la logique ainsi utilisés relèvent d’autres domaines, d’autres époques. Si les technologies provoquent une situation nouvelle, une situation de crise, le bouleversement touche aussi le langage. On ne sait plus quel mot utiliser pour indiquer tel ou tel objet – l’a-t-on d’ailleurs jamais su avec certitude? Il faut donc, si l’on veut rester rigoureux, réexplorer les concepts, en définir de nouveaux ou redéfinir ceux qui ont été épuisés à force d’imprécision et de lieux communs. Établir et questionner le lexique des technologies, c’est amener leur langage à un niveau nécessaire de consistance. Il ne faut surtout pas négliger la connaissance historique qui permettra de formaliser les « programmes » déjà disponibles, ici ou là: ces mots dont nous croyons connaître le sens mais dont nous avons perdu la définition, ces concepts que nous ne pouvons pas nous approprier parce que nous ne sommes pas conscients de leur provenance. Il ne faut pas reproduire en croyant innover, écrire sans savoir en se laissant dicter des programmes déjà lancés ailleurs, voire déjà épuisés ou saturés.
Nous refusons également l’enlisement stérile dans la tradition. Il s’agit en effet d’entretenir un rapport à la tradition qui ne soit pas exclusivement mimétique, en refusant d’identifier l’approche résolument expérimentale à la réévaluation simplement savante des pratiques et des théories recensées, en suspendant la symétrie entre un parcours transversal et l’exploitation gestionnaire du déjà-là d’un corpus traditionnel. C’est en esquissant des projets configurateurs, à partir et avec des éléments de la tradition, que l’on peut tenter d’ouvrir des interstices entre une structure passée et une autre à venir, pour affecter avec du nouveau un système culturel constitué. C’est donc entre le respect et l’irrespect de la tradition qu’il sera possible d’esquisser une voie qui ne s’engouffre pas d’avance dans les interprétations autorisées et orthodoxes: aux conditions d’une réouverture du possible répondrait ainsi une orientation sans directives.
Il s’agira de dessiner la topologie incertaine et mouvante de ce qui aujourd’hui se donne à nous à travers les technologies, aussi diversifiés que soient ses modes de manifestation. Mais élaborer des dispositifs théoriques et pratiques pour « capter » les événements qui viennent de l’avenir, c’est voir que l’avenir est aussi donné depuis le fond disloqué du passé, d’où une exigence d’intempestivité et de distance critique. Traquer les traces de ce qui s’annonce ou non à travers notre époque, c’est donc aussi explorer toutes les sédimentations historiques qu’elle recouvre et démanteler les discours enthousiastes et conjuratoires provoqués par les technologies.
Une approche expérimentale
3.1 De la théorie à la pratique

Il ne faut pas oublier que les technologies, tout comme les œuvres d’art, sont des objets concrets. Elles se rattachent bien évidemment à des idées et ce rattachement est assurément et en tout point problématique car on ne saurait le résumer aux mouvements de l’abstraction ou de la réalisation. Ceci est d’autant plus vrai pour les technologies qui, quant à leur production même, exigent simultanément une démarche intellectuelle et une activité pratique. Elles supposent toujours certaines conceptions – de ce qu’est l’être humain, le langage, la réalité, etc. -, qui s’emboîtent avec des objets concrets. En somme, si d’une manière générale concept et intuition sont dépendants l’un de l’autre, avec les technologies, les domaines de la réflexion et de l’expérimentation deviennent inséparables. C’est pour cette raison que « INCIDENT » voudrait être un champ d’expériences et de pratiques technologiques.
De ce point de vue, cette publication voudrait ne pas répéter ce qui a lieu ailleurs, car elle est chargée d’une différence. En effet, elle tentera d’aborder la question de l’art, non seulement en pensant les œuvres, mais aussi en « œuvrant » elle-même. Le nouveau type de revue que nous visons se situe aux limites problématiques entre l’approche théorique de l’art et sa réalisation pratique. On sait bien que la première ne va pas sans une certaine inventivité et que l’autre est fréquemment accompagnée par le désir de savoir, de connaître, d’explorer, d’organiser. Entre l’écriture théorique et celle qui relève de la fiction, il n’y a pas d’identité mais des plans communs de déplacement entre construction et imagination, rigueur du système et plaisir d’écrire. L’une n’exclut pas l’autre sans pourchasser ce qui la hante elle-même.
De la même manière, les dimensions (icono)graphiques ne seront pas réduites à un rôle essentiellement illustratif, à un régime unilatéral de soumission au texte, comme c’est souvent le cas dans les revues d’art et/ou théoriques. Elles obtiendront une place autonome, indépendance qui permettra de réserver des passages et des écarts entre le texte et elles.
3.2 La maquette

En ce sens, la maquette et le graphisme auront un rôle particulièrement important à jouer. Ils ne seront pas subordonnés au « contenu ». Le minimum, là encore, consiste à écouter les technologies et les œuvres qui, depuis toujours, questionnent la clarté de la délimitation entre la forme et le contenu, l’extérieur et l’intérieur. Il ne s’agit pas d’imposer une attitude classique, mais plutôt de mettre en œuvre l’entrelacement que nous voyons déjà apparaître entre le texte et l’image, dans ce que l’on nomme habituellement le « multimédia », et dont nous voudrions saisir ici le processus même. C’est ainsi que la mise en page, qui sera bien plus que ce que cette formule peut laisser entendre, permettra d’interroger le statut de l’image et du texte dans les technologies. Il n’y aura pas de hiérarchie entre la lettre et l’image: tantôt un dispositif prendra l’ascendant sur l’autre, tantôt l’autre fera prévaloir ses droits, et à d’autres moments ils s’enchevêtreront.
3.3 Work in progress

Nous ne pouvons pas formuler ici plus précisément la différence qui légitime la revue: son déploiement ne pourra se faire qu’« en acte ». Contentons-nous de l’indication forcément générale d’un certain sentiment d’urgence, qui va de pair avec une rigueur de traitement et du privilège d’une procédure: celle de désadhérence à l’égard des procédures conventionnelles. Dans cette dimension expérimentale, il y va d’un « work in progress » qui, s’articulant autour des phénomènes technologiques, préserve une dimension intempestive.
On convoquera ainsi toutes celles et tous ceux qui, dans leurs activités de production plastique, de savoir, de recherche sur ou avec les technologies, rencontrent également ce qui contamine d’indétermination toutes les procédures de maîtrise technique. Il ne s’agit certainement pas d’accepter une prétendue « cyberculture », globale et globalisante, en répétant ses affabulations fantasmatiques et médiatiques qui se greffent sur l’émergence de ce qui n’a pas encore de nom; il s’agit plutôt de présenter et de penser ce qui, dans le domaine concret des technologies, met en cause les références communément acceptées.
« Work in progress » signifie qu’en déployant différents types de créativité sur plusieurs registres, nous tenterons de « mettre à l’essai » ou « à l’épreuve » des notions problématiques issues des technologies. Or cette problématicité ne sera jamais résolue par quelque réponse que ce soit. Elle persistera au-delà de la limite même de la revue, elle continuera indéfiniment. Le parti-pris de l’expérimentation qui tente de voir où tout cela peut mener, ce que cela peut (re)générer comme structures nouvelles, comme structures anciennes, ne doit pas s’aveugler sur sa propre position. Il s’agit d’intervenir tout en sachant que l’objet de l’intervention s’invente aussi par les discours et les pratiques qui l’investissent: le traitement des technologies s’opère aussi à partir d’une performativité monstrative où le technologique est toujours déjà à l’œuvre, ne serait-ce que dans sa plus ancienne forme: le langage. Pour le dire autrement, il faut admettre que la technicité et la reproductibilité sont, d’une certaine façon, originaires.
II. Construction de la publication

Une revue thématique L’exigence de cette approche critique, qui est aussi la singularité de notre revue, ne saurait se réaliser au travers d’une structure classique partagée en articles divers et parcellaires qui, portant chacun sur un sujet différent, s’arrête avant même d’avoir commencé. Le bénéfice que l’on peut attendre d’une revue est tout à fait différent de celui d’un livre, car la notion d’auteur y est autre. La revue permet d’aborder la complexité d’un sujet par une « communauté » d’articles. Il ne s’agit pas de prôner une cohérence idéologique mais seulement de souligner le fait que plusieurs articles portant sur un même thème et tentant de se répondre peuvent générer des problématiques inattendues et ouvrir des champs que nul rédacteur n’aurait pu découvrir seul. Les rencontres sont parfois créatrices.
1.1 Le dossier

C’est là la raison pour laquelle nous avons opté pour organiser la publication autour d’un pivot: le dossier thématique. Ce dernier n’aura bien sûr pas la prétention de clore une question et d’apporter des réponses définitives, mais par le croisement des champs et des repères, d’ouvrir une question problématique d’une manière beaucoup plus systématique, rigoureuse et raisonnée. Là encore nous comblerons un manque, celui qui consiste en l’éclatement des informations, en la difficulté de se repérer dans le flot incessant des données. Discuter du même sujet en adoptant des points de fuite différents, c’est inscrire un espace de dialogue qui aujourd’hui encore fait cruellement défaut.
La rubrique thématique sera constituée de plusieurs articles qui se répondront et dialogueront directement ou indirectement, selon des modes de translations graphiques et textuelles qui permettront de structurer la revue sur plusieurs niveaux. Car si notre objectif est de diffuser des articles qui expriment des réflexions singulières, notre travail résidera aussi dans le fait de construire, à proprement parler, une revue, c’est-à-dire de faire en sorte que les différents éléments qui la constituent se répondent et puissent former un « ensemble hétérogène ». L’écriture ne sera qu’un moment de la réalisation de la revue, un autre consistera à lire et à relire les articles pour imaginer et créer ces déplacements, pour structurer l’information et non pas seulement la faire passer, la transporter, la diffuser. La revue aura ainsi plusieurs sens et niveaux de lecture: de manière linéaire d’une part, c’est-à-dire en suivant la pagination classique; selon un axe transversal d’autre part: en connectant à travers les pages tel fragment d’article à tel autre ou telle information à telle définition, et enfin par association et rapprochement d’éléments hétérogènes. C’est donc toujours dans l’esprit d’une coordination transversale et transférante que le dossier thématique enveloppera des contributions théoriques, des fictions littéraires, des analyses historiques, des critiques d’œuvres technologiques, des monographies d’artistes, etc.
Une formulation détaillée des perspectives thématiques ne peut se faire ici. Esquissons grossièrement les quelques traits d’un vaste champ de travail possible. Il s’agira de s’intéresser (pratiquement, théoriquement) aux conditions de possibilité des technologies, c’est-à-dire à ce qui produit du virtuel (du synthétique, prophétique, artefactuel, fantasmatique, fantastique, fantomatique, etc.), au mouvement généralisé de dislocation (de délocalisation, délogement, dépropriation, etc.) opéré par les technologies, mouvement qui va de pair avec la virtualisation de l’espace et du temps, et par voie de conséquence aux différents mouvements et vitesses qui bouleversent les rapports présence/représentation, vivant/mort… en repérant leurs conjonctions: vie technique, autonomie automatique, etc.
1.2 Quelques thèmes

A partir de cette ruche de problèmes, il est possible de suivre quelques propositions thématiques qui pourraient s’énoncer comme suit:
Pathos technologique
Modèle, reproduction et simulacre
Psyché et ordinateur
Mémoire / effacement / oubli
Habiter, demeurer dans le cyberespace
Heidegger, penseur de la technique
Écriture / lecture: stratégies hypertextuelles et technologies littéraires
L’interface et l’interactivité
L’œuvre technologique
Le spectateur, le passeur et la contemplation
L’accident / la panne
Les anciens médias
La transmission
L’automatique
Prothèses virtuelles
Temps différé, temps réel et temps fini
Chair et machine
La communauté virtuelle
Générations analogiques et répétitions numériques
L’imagination technologique: écran, projection et computation
Du chaos
Penser le réseau

1.3 Dans les marges

Pour clore le dossier thématique, le lecteur aura accès à certains outils supplémentaires de réflexion. Ceux-ci lui permettront, si le désir s’en fait sentir, de continuer une recherche amorcée par la revue. Tout d’abord, une bibliographie critique regroupera non seulement l’ensemble des ouvrages et articles cités, mais intégrera également d’autres références, permettant ainsi au lecteur d’enrichir son travail. Par « bibliographie critique », nous entendons une classification thématique des ouvrages, qui seront accompagnés d’une notice explicative. Dans un second temps, un glossaire tentera de donner quand cela est possible une définition synthétique de chaque notion importante traversée, et un index des noms propres viendra mettre fin à cet ensemble.
Ce dossier sera suivi par divers articles « inclassables » qui auront comme particularité de proposer une approche originale d’un sujet qui n’a pas besoin d’être introduit; car l’effort de thématisation ne doit pas être pour autant une réduction des singularités. Suite à cela, nous pourrons encore envisager la possibilité d’offrir quelques pages à des (info)graphistes ou à des plasticiens. Enfin, un agenda des manifestations, des expositions, des colloques et des nouvelles parutions ayant trait aux technologies clôturera la revue.
Pour finir, il nous semble important de préciser que cet agencement ordonné d’éléments sera occasionnellement troublé par des informations télégraphiques et parcellaires sur les dernières nouveautés en termes de soft et de hardware, qui viendront traverser, se greffer et parasiter la revue. Car il ne faut pas oublier que cette autre temporalité, celle de l’actualité, appartient aussi aux technologies.
Mise en page et hypertexte-papier
2.1 « L’esthétique technologique »

Comme nous l’avons déjà annoncé, notre propos n’est pas de confiner la mise en page à un rôle purement illustratif, comme c’est habituellement le cas. Une très grande importance sera dévolue à ce poste, et ceci pour la simple raison qu’à l’époque avancée des technologies, on ne saurait clairement distinguer le fond de la forme; la manière d’organiser l’information est déjà une catégorie de sens. La problématique n’est pas nouvelle, mais la manière dont elle s’impose aujourd’hui est inédite.
De plus, l’informatisation de la mise en page, la PAO, a bouleversé cette activité. Il ne s’agit pas seulement d’utiliser cette évolution comme un simple outil, mais aussi de l’écouter, de lui laisser une place autonome qui est aussi celle d’une véritable réflexion. Nous ne savons pas encore ce que sont les technologies, voilà le constat de l’à-venir. Elles sont encore à mettre en œuvre et à inventer, tout comme un nouveau mode d’organisation des informations textuelles et graphiques reste à être proposé. Il serait pour le moins absurde de parler des technologies sans leur laisser une part concrète et matérielle, sans s’inspirer de leur esthétique propre. Là encore, un certain rapport entre la forme et le fond. Mais il ne faut pas pour autant accepter le « kitsch » technologique, les mises en page si confuses de certaines revues où le texte n’est plus lisible et où il s’agit finalement plus d’effets superficiels que d’une recherche véritable sur le rapport entre le texte et l’image. Nous tenterons donc de suggérer une nouvelle esthétique en évitant le pire, c’est-à-dire le superflu.
C’est en prêtant toute notre attention aux structures technologiques, c’est-à-dire à la manière dont les technologies actuelles présentent et organisent l’information, que nous pourrons inventer cette esthétique à-venir. Jeux de transformations, de mutations et de morphing multiples aux facettes dispersées, l’esthétique technologique adopte une diversité de points de vue, car elle tente de sauvegarder une part improbable de possibles dans l’acte. Internet, les CD-Rom, les jeux, la simulation scientifique sont autant de points d’inspiration graphique qui ne doivent pas pour autant être mécaniquement répétés sur le papier, mais plutôt servir d’influence stimulante à l’invention d’une structure technologique propre au papier.
2.2 L’hypertexte-papier

Il est bien évident qu’on ne saurait trouver une source d’inspiration dans les images produites par les technologies, car ces images se modifient au cours du temps. Elles sont toutes relatives à une époque et à un certain goût, elles ne concernent donc pas ce que sont les technologies, cette partie qui en elles nous intéresse et que nous cherchons à poursuivre de quelque manière. C’est à la structure même des technologies qu’il faut maintenant s’attacher afin d’imaginer ce que serait la mise en page de cette revue: la manière dont on passe d’une information à une autre, passage que l’on nomme « hypertexte ». Ce dernier a été maintes fois étudié, ses caractéristiques sont bien connues, et ce qui le distingue de l’écriture et de la lecture classiques peut être défini.
Il ne s’agit pas de faire de l’hypertexte électronique sur le papier de la revue, c’est-à-dire d’exporter purement et simplement, sans autre forme de procès que le déplacement lui-même, le système d’organisation et de renvoi hypertextuels sur un support qui ne lui est pas adapté; il s’agit seulement de prendre en compte l’influence des structures technologiques sur les modalités de lecture et les méthodes d’écriture, sur ce qui travaille la littérature avant même l’apparition historique de l’hypertextualité informatisée. Le fait que la revue soit sur papier ne l’empêche aucunement de se fixer des objectifs hypertextuels en inventant des formulations originales de ces structures. On peut définir ces objectifs selon quatre structures: la non-linéarité, qui s’oppose au processus séquentiel impliqué par le texte conventionnel, où la lecture devient un processus discontinu – qui, comme la pensée, est de nature associative -. La non-hiérarchie qui, tout en juxtaposant différentes informations, a pour effet de ne plus privilégier certaines informations nécessaires au détriment d’autres superflues. La connectivité, qui relie entre eux différents blocs pour former des tissus d’informations, et qui permet ainsi au lecteur de suivre différents chemins à travers ces tissus. Et enfin la variabilité, car si dans l’ouvrage imprimé la connectivité reste prisonnière de l’enchaînement séquentiel et de l’ordre hiérarchique – les liens transversaux restant généralement implicites et devant être reconstruits par le lecteur -, dans l’hypertexte, au contraire, il est possible d’expliquer, de dévoiler et de multiplier ces liens.
3 L’intégration du lecteur « INCIDENT » voudrait offrir une plus grande prise à l’appropriation dynamique du savoir par le lecteur que celle proposée dans des publications plus classiques. Il faut bien comprendre que le caractère explicite des liens à travers les pages, c’est-à-dire l’hypertexte-papier, ouvrira au lecteur des voies possibles d’interprétation. Ces voies restent habituellement implicites même si elles peuvent être balisées au sein même d’un texte ou d’un plan. Il s’agit d’indiquer dans le corps même de la revue certains des liens que l’on effectue habituellement lors de la lecture, et ainsi de brouiller les limites qui séparent traditionnellement la lecture de l’écriture; lorsqu’on lit, on relie des fragments épars qui ne se suivent pas selon l’ordre de la pagination, et on annote souvent le texte de formules personnelles, de remarques, de questions et de réactions. Ici, non seulement les rédacteurs effectueront la première lecture, mais ils inscriront cette lecture dans la revue; une lecture qui modifiera donc la forme, la présentation et l’organisation des articles.
Nous offrirons également au lecteur la possibilité d’un usage non standardisé de la lecture en lui laissant des espaces vierges d’annotations libres. Ainsi, chaque exemplaire appartiendra à un lecteur particulier, et la lecture ne sera plus, de ce point de vue, un processus indifférent à celui de l’écriture. Il s’agira d’ouvrir plus directement et explicitement des horizons de composition et de recomposition, et de proposer des écritures qui se savent devoir être lues et qui pensent à cette lecture, qui se déplacent à travers le lecteur imaginaire, tout comme l’imagination d’un lecteur s’invente un auteur.
Si on dissocie habituellement l’écriture de la lecture dans une société où le livre devient un produit de consommation comme les autres, c’est que ce consumérisme est directement lié à une image de passivité attachée au lecteur. Or il est clair que l’hypertextuel, dans son principe plutôt que dans ses formes, constitue une chance de révéler au lecteur le statut actif qu’il a toujours eu. Par ce souci hypertextuel, qui trouve sa prolongation dans l’annotation du lecteur, il y a aussi le désir de mêler différentes temporalités et vitesses: celle de la pensée, celle de l’information, celle de la lecture et de l’analyse, celle de l’écriture et de la relecture.
Articulation avec Internet
3.1 Appel à contributions

Nous donnerons aux lecteurs la possibilité de participer « activement » à la revue, en réagissant aux thèmes abordés et aux questions posées via le réseau Internet. Il nous paraît important de nous servir de ce puissant support de dialogue qu’est le réseau, afin de faire connaître « INCIDENT » et de pouvoir ouvrir le comité de rédaction à la communauté internationale. C’est dans l’intérêt de la revue d’interroger la structure d’un pareil tissu technologique, qui grâce à de nombreuses ramifications et interconnexions, permet peut-être d’ouvrir les idées et les intérêts les uns aux autres.
Mais il ne s’agit pas pour autant de diffuser la revue « online », c’est-à-dire d’exporter purement et simplement le contenu de la revue papier sur le réseau, ou d’éliminer la revue papier au profit du seul réseau, et ceci pour trois raisons principales. Premièrement, ce mode de diffusion ne permet pas à court terme un contrôle suffisant sur le mode de réception, ce qui a pour conséquence de ne pas pouvoir réaliser la mise en page précise dont nous avons nécessairement besoin. Deuxièmement, les services sur Internet ne sont que très rarement et difficilement rétribués. Il est de la logique même du réseau de relever d’une certaine forme de gratuité, or notre projet ne saurait être viable économiquement dans ces conditions. Troisièmement, et d’une manière plus fondamentale, il nous semble que les technologies ne s’opposent pas au livre imprimé et ne le mettent pas à mort du jour au lendemain. En d’autres termes, utiliser Internet pour des fonctions telles qu’une revue, que d’autres supports ont déjà intégré, comme le papier par exemple, c’est risquer de ne pas mettre à profit le réseau pour ce pour quoi il est le plus adapté. C’est aussi oublier les singularités des technologies et croire que les informations colportées sur Internet et sur le papier sont semblables parce que neutres. En d’autres termes, c’est perdre de vue notre propos, qui consiste à comprendre et à activer ce qui distingue les technologies des autres supports.
On aurait bien tort de croire que pour penser et pour pratiquer les technologies, il suffit de pénétrer tête baissée dans le nouveau monde en négligeant l’ancien, car ce serait oublier qu’un fil, dont dépend la compréhension elle-même, retient ces nouveautés à la tradition et qu’elles constituent, l’une vis-à-vis de l’autre, le recul nécessaire qui permet de poser un regard sur l’ensemble de ces phénomènes. Il n’y a aucune contradiction à penser les technologies dans une revue papier, à partir du moment où on utilise les différents médias selon leur singularité. Si Internet est un moyen de diffusion extrêmement large, il ne faut pas pourtant y voir une solution de facilité et d’économie, où pour un coût très bas il serait possible, et comme par magie, de toucher l’humanité entière (occidentale s’entend!). Il s’agit donc d’articuler la revue avec d’autres médias, et non de donner à ces derniers un rôle qui n’est pas le leur, qui ne correspond pas à leurs caractéristiques et aux définitions que nous recherchons. De surcroît, il faut faire attention à ne pas suivre les modes technologiques derrière lesquelles se cachent le marché économique, à ne pas changer de support selon la publicité qu’on en fait: CD-Rom, puis Internet, puis réalité virtuelle…, sans jamais pouvoir se décider, et finalement sans jamais comprendre ce que représente chacune de ces technologies, prise singulièrement.

C’est pourquoi nous réaliserons un service distinct et en même temps couplé à la revue papier, car l’importante audience de ce réseau nous permettra d’enrichir considérablement les contributions thématiques, et aussi de suivre cette topologie spécifique des technologies qui met en cause les géographies classiques. Le réseau est encore une façon de mettre en œuvre cet espace interdisciplinaire que nous recherchons, car à la perspective de l’hyperspécialisation ou à celle d’une approche généraliste qui ne peut rendre compte que de manière superficielle sinon partisane de l’état d’une question dans un espace restreint, nous voudrions opposer l’idée d’un espace de réflexion élargi. Cet espace implique une autre logique et une autre logistique que celle d’un comité de rédaction statique doublé d’une équipe opérationnelle. Il ne s’agit pas de survoler une question traitée par ses meilleurs spécialistes supposés, mais de proposer un espace de lecture enrichi et ouvert sur des territoires insoupçonnés, même par ceux qui l’ont conçu. Un espace de lecture qui met en scène une très grande quantité de points de vue et d’approches sur un thème donné, et qui additionne sur ce thème des compétences très diverses plus qu’il ne cherche à argumenter en faveur d’une vision panoptique. Là encore, il s’agit de capter ce qui se passe à un niveau technologique, captation qui n’est pas un recyclage mécanique et superficiel mais une compréhension de la structure et de la logique du réseau.
Internet, c’est la possibilité d’une équipe à géométrie variable en fonction des thèmes abordés. A partir d’un thème proposé sur le réseau, le sommaire sera enrichi par des propositions nouvelles; les perspectives de départ seront modifiées par un appel à contributions international. Un appel qui peut dès lors être entendu bien au-delà des frontières tracées par les compétences et les connaissances de tel ou tel spécialiste recruté pour la circonstance. Donner la possibilité à celles et à ceux qui n’ont jamais été entendus de se faire entendre, voilà peut-être une réponse à la société médiatique de contrôle.
L’utilisation d’Internet permettra également de rester en contact permanent avec les différents rédacteurs, de les mettre en contact les uns avec les autres, et ainsi de mettre en œuvre un dialogue constant, dont nous pourrons saisir des fragments pour ensuite les placer dans la revue. Ce contact se fera concrètement selon le système que propose le réseau, c’est-à-dire par courrier électronique – ou e-mail -, et permettra aisément de dialoguer, sans jamais subir les désagréments des échanges postaux ou des encombrements téléphoniques.