La panne (1996)

Comment les programmes peuvent-ils engendrer de l’indétermination, de l’improbable et de l’improgrammable? Répondre à ces questions suppose que soit développée une esthétique.
(Stiegler Bernard)

A présent le curseur s’est arrêté, il est resté bloqué sur l’écran.
On voit la main s’agiter sur la souris, mais rien ne bouge sur le moniteur. Il ne reste plus qu’une fenêtre ouverte et des signes, des symboles perdus à tout jamais. Ils n’ont pas été sauvegardés, à présent ils n’auront plus aucune chance d’être mémorisé.
Le texte écrit a été perdu. On ne sait même plus s’il a réellement existé. La preuve fait défaut. On ne peut même pas s’insurger. C’était un bug rien de plus. Alors, il faut malgré tout continuer, continuer de pianoter sur le clavier. Reprendre tout à zéro. Recommencer
Tout d’abord rallumer l’ordinateur, entendre son ronronnement auquel il faut se réhabituer, puis un son assez aigu qui vient vous réveiller de cette torpeur où vous étiez plongé et où vous aviez essayer de retrouver dans votre mémoire ce texte que vous avez écrit. Mais vous ne vous souvenez que de quelques brides parsemées. Pourtant c’était vous qui l’aviez écrit.
Etait-ce bien vous? Vous le savez plus. Vous attendez.
Vous commencez à pianoter sans trop savoir par quel bout commencer, vous qui aviez déjà quasiment tout écrit, c’est perdu et envolé. Alors vous y allez un peu à l’aveuglette. Non, rien ne vient.
Vous hésitez. Faut-il essayer de se remémorer le texte perdu ou bien partir d’un tout autre point comme si de rien n’était? Les choses ne sont pas si simples, car si vous optez pour la première solution vous ne pourrez pas recommencer à l’exact ce qui s’est déjà passé. Si par contre, vous essayez la seconde proposition vous restez dans l’instabilité car vous avez déjà écrit et cela vous ne pouvez pas complètement l’oublier.
Vous vous acharnez à présent. Vous vous tenez entre ces deux positions. Vous restez au seuil de cette différence. Vous prenez les idées par tous les bouts. Elles viennent à vous.
(Le texte qui suit est l’histoire de ce texte irrémédiablement perdu)
La fin du XIXeme siècle.
La monstre. L’hystérique. La menace insistante que quelque chose va s’arrêter.
L’interruption.
Les genres sont menacés, le regard qui se reprend aussi et qui tente de se voir une nouvelle fois couché sur le papier photographique.

La première image se décompose en trois parties distinctes dont les passages établissent une certaine affectivité visuelle. En bas, ce sont des jambes monstrueuses déformées par la scarlatine. En haut un visage caché par un tissu qui plonge le long du dos, visage dont la nature nous est révélée par le centre de la photographie, qui représente le torse de cette femme, un torse « normal », aux seins ronds et attirants, les bras légèrement repliés sur eux-mêmes. Le visage n’est pas caché parce que horrible, mais pour occulter l’identité de la jeune femme qui craint d’être reconnu dans son présent devenu aujourd’hui historique. Deux temps se réduisent à un seul.
Cette photographie n’est pas celle d’une monstre, le corps n’est pas entier. Flux et passages, ce corps est une petite machinerie avec ses coupures et ses échanges, ses parties segmentées et traversées par une identité voilée. Il n’y a qu’un carré de difformité. L’image est celle d’une monstruosité diffuse qui ne parvient pas à se reconnaître, de haut en bas le regard avance et ne parvient pas à se fixer.
La scarlatine, dit le médecin, et le photographe ou l’éditeur sous-titre le document « dame voilée ». Dame! quel est donc son âge? C’est jusqu’à son âge, jeune, voyez ses seins, qui est caché. La scarlatine, une maladie, un incident qui fixe sur le corps ses traces. Pouvait-on la soigner en 1878? Qu’est devenue cette femme qui s’est laissée photographier les jambes? A-t-elle survécu? On lui a menti, le médecin n’a pas voulu fixer ses seules jambes mais aussi son torse et son visage caché, la différence entre les trois. Comment a-t-elle réagi lorsqu’elle a compris ce qu’on lui faisait? Est-ce qu’on lui a montré la photographie une fois tirée? Sa main droite fait un léger bougé, elle semble toucher sa bouche comme pour faire taire un individu hors champ, le photographe lui-même peut-être, étant plus sensible au dispositif photographique que lui. Le coude gauche bouge aussi, quel était son mouvement? Peut-être essayait-elle de cacher ses seins, si beaux, tandis que le photographe lui disait de bien écarter les bras pour qu’on puisse tout voir, tout regarder.
Derrière elle, un drap blanc, petit cabinet des horreurs si fréquent à la fin du siècle dernier. Malgré ce dispositif, quelque chose se dérobe à la mise en scène, peut-être ce bougé de la main droite et du coude gauche à peine perceptible sur une reproduction de mauvaise qualité. Pourtant, on lui avait dit de ne pas bouger, en 1878, le temps de pause n’est pas encore le temps réel du déclic. Les pieds sont plongés dans une semi-obscurité, le centre spatial de l’image correspond à sa lumière, c’est le ventre tout en relief qui s’expose, on glissera ensuite le long des jambes qui gardent ce nom malgré leur aspect monstrueux.
Cette photographie n’appartient pas au genre « monstre(s) » de cette époque, mais « maladies monstrueuses », ce qui est tout différent. La monstruosité des jambes est ici une perturbation qui, simultanément produit un passage, des passages verticaux. La coupure, le flux, une petite machinerie. Quelque chose circule parce que notre regard s’est arrêté un instant, n’ayez pas peur, il reprendra sa course et trouvera des différences entres les différentes parties du corps, des différences qui lui permettront de sentir un peu plus la monstruosité de chacune des parties comparées, et leur beauté.
Le regard à peine soulevé du voile, imaginez, la femme se repose, car ses jambes lui font mal. Elle s’assoit dans un canapé de velours disposé juste à côté. Le photographe, peut-être est-il (aussi) docteur, a placé dessus, pour l’occasion, un drap blanc, partie découpée du décor. Il ne lui dit pas pourquoi il l’a déposé sur le canapé. Elle ne lui demande rien d’ailleurs, elle est fatiguée, elle ne pense pas, ses jambes arrivaient à peine à la soutenir, seul leur poids parvenait à sauvegarder un équilibre précaire, le temps d’une pause photographique.

De l’autre côté, l’hystérique dans toute la splendeur du XIXème siècle, un spectacle où la douleur tentait de s’inventer.
L’hystérique déchaînée, enfermée, l’hystérique complètement détraquée. Elle fait peur aux foules avec sa maladie, elle ne marche pas droit, elle ne marche pas bien. Cette bête noire fait aussi peur au médecin qui doit traiter « des maladies dont tous les auteurs s’accordaient à regarder comme le type de l’instabilité, de l’irrégularité, de la fantaisie, de l’imprévu, comme n’étant gouvernées par aucune loi, par aucune règle, et comme n’étant liées entre elles par aucune théorie sérieuse »1 . Ce n’est plus une partie de corps qui est monstrueuse, comme coupée et (donc) reliée au reste, non, c’est le corps enragé, le corps qui ne se maîtrise plus, l’âme malade qui ne contrôle plus rien, ni les gestes, ni la douleur, ni l’extase. Toutes les postures sont atrophiées, tour à tour chaque partie est affectée.
L’utérus est, selon Hippocrate, cette partie déplacée et animale, et le sexe de la femme est « un sexe tant fragil, tant variable, tant muable, tant inconstant et imperfeict, que Nature me semble (parlant en tout honneur et révérence) s’estre esguarée de ce bon sens par lequel elle avoit créé et formé toutes choses, quand elle a basty la femme. »2 L’hystérie est le nom donné à cette matrice malmenée.
Mais l’incident est mis en scène et le déchaînement du corps aussi. Le corps peut-il à son tour mentir? Le médecin Charcot est là, muni de son appareil à capter toutes les lumières. On ne reviendra pas sur le fait que l’hystérique répond par ses mouvements irréguliers et ses spasmes aux exigences du docteur, qui dit « voici la folle, la cinglée! ». Peu importe la photographie, puisque celle-ci appartient aux séries d’anatomie pathologique de la Salpêtrière où les médecins, véritables « policiers scientifiques », étaient à la recherche d’une différence, dans ces corps, dans ces visages et images, pour reconnaître la dégénérée. Il s’agissait d’anticiper l’incident pour mieux le maîtriser, d’en trouver la cause, le siège, enfin, pour remettre tout cela en une place convenable. Il fallait photographier, encore et encore, chercher une cause, des causes, des raisons à l’irritation sexuelle. Chaque stade de la crise d’hystérie, épileptoïde, clownisme, attitudes passionnelles, délire, etc., était autant de chronographies possibles. Il fallait suivre le mouvement, repérer chaque étape de la crise pour décrypter, sur documents photographiques, le message ainsi envoyé.
L’image est plus théorique ici, elle appartient à une série. Le corps ne dysfonctionne pas, il s’adapte à l’objectif photographique, répond au regard médical, délivre les symptômes voulus pour parvenir aux hypothèses défendues. On ne garde que les postures efficaces et régulières comme celles de la fameuse Augustine, calculables dans le système de coordonnées psychologiques établi. Sinon l’hystérique retournera chez les Aliénés, ces incurables. Elle doit séduire, provoquer le désir du regard asilaire, confirmer le concept d’hystérie des médecins, toute « une technologie de maîtrise scientifique »2 3 , pour qu’on puisse croire à un véritable déchaînement, à un fulgurant dysfonctionnement qu’il sera possible d’analyser, de découper, de photographier et de traiter.
L’hystérie n’aura été que l’invention de cette connivence secrète entre l’objectif photographique et le corps d’une femme, entre celle qui se laisse voir souffrir et celui qui (se) laisse regarder la souffrance, les cris, les spasmes, les convulsions, les syncopes, les semblances d’épilepsie, les catalepsies, les comas, les léthargies, les délires, les extases, le chaos, car connivence veut dire en même temps cligner de l’œil, faire un clin d’œil, fermer les yeux, et les hystériques, comme les appareils photographiques, ne faisaient que cela.

0 – L’EVIDENCE

Aujourd’hui, les technologies prennent une place croissante dans nos sociétés, et on ne les pense, malgré leur problématicité, qu’en vertu d’une seule approche, d’une seule idée qui est celle de leur instrumentalité. Les technologies, comme les techniques, se définiraient uniquement par rapport au dessein que nous leur fixons, telle en serait l’ultime loi. Répondant ainsi à la longue tradition aristotélicienne qui voulait distinguer la tekhnè des autres formes d’étants en expliquant que la causalité de la première est toujours externe et s’identifie à une cause effisciente qui est celle-là même du technicien qui l’a réalisée, nous répétons, sans même nous interroger, les présupposés de cette conception.
Les technologies actuelles sont-elles un inorganique dont l’organisation et l’unité dépendent de la seule volonté humaine? Quel est aujourd’hui le statut du discours instrumental qui fait des technologies quelque chose de purement humain?
Le discours instrumental est hégémonique. Il est, comme on dit, rentré dans les mœurs telle une évidence indiscutable. Essayez donc de proposer que les technologies ne soient pas réductibles à de simples moyens pour certaines fins anthropologiques et vous verrez les réactions apparaître, vous traitant à l’occasion d’inconscient oubliant que la technique, puisque c’est le mot utilisé, cela sert et avant tout à l’homme, puisque c’est aussi le mot utilisé, et qu’à moins de cela on perdra le sens de la technique, sa loi et, pour ainsi dire, sa réalité.
L’instrumentalité permet de savoir de quoi on parle avec la technique.
Avec elle le terrain est assuré.
Maintenant supposons que la méfiance que nous avons envers toutes les évidences, surtout celles les plus communément acceptées, ne soit pas réductible à une posture formelle, mais repose sur une certaine acuité. Supposons encore qu’en ayant ouvert cette méfiance qui défie l’instrumentalité nous ayons aussi ouvert une brèche. Supposons et écartons plus encore l’ouverture pour pouvoir nous y engouffrer.
Attaquer l’évidence en idiot, sans faire référence à un discours de vérité, ultime, unique. Attaquer et rendre la vie impossible à l’évidence. La fatiguer avec des questions idiotes et singulières, l’exténuer, elle la repue, elle la reposée, elle la position stationnaire. C’est un premier incident et une première interruption dans le logos.
Et si cette stratégie était parallèle à celle qui aujourd’hui questionne les relations entre les œuvres et les technologies? N’y a-t-il pas une unité secrète entre ces ordres distincts, unité qui mérite d’être soulevée et, peut-être même, révélée?
Car les œuvres technologiques, faut-il le remarquer, sont comme une pointe problématique, elles révèlent, intensifient ce qui dans l’utilisation quotidienne n’apparaît pas comme tel. Et c’est peut-être pour cette raison que nombreux n’y voient qu’un gadget contemporain, dernière invention d’un marché essoufflé. Entre l’art, si chaud, si sensible, et la technique, si froide, si inhumaine – comment pourrait-il en être autrement? -, il existerait une contradiction de fond.
Comment concilier ce qui n’est qu’instrumental à cette perfection, à cet absolu du savoir humain? De quelle façon réduire la gratuité et le don de l’œuvre à la préformation calculante de la technique?
Heidegger écrivait : « plus nous questionnons en considérant l’essence de la technique et plus l’essence de l’art devient mystérieuse. »4 Il indiquait par là même une connivence secrète qui mettait en doute l’instrumentalité explicite de l’un et, finalement, celle implicite de l’autre.
La possibilité de cette constellation entre l’art et la technique sera la perspective même de ce travail dont nous devons excuser le caractère préparatoire.

1 – LA PANNE, UNE VACUITE?

1 – 1 L’ART TECHNO-LOGIQUE

La question que nous nous posons à présent est celle des relations entre l’art et les technologies, à supposer que celles-ci diffèrent essentiellement des techniques. Nous ne savons pas en quel point passe ou peut passer cette relation qui, comme toute relation, nous fait courir le risque d’un certain formalisme interrogeant la binarité de la relation comme telle. En fait une relation passe par deux éléments (1+n), ici l’art et les technologies, que nous décidons de réduire au cadre technique, et ceci en connaissance de cause. Comprendre ce qui unit aujourd’hui l’art à la technique, ce serait établir le sens des deux termes, et donc en proposer des définitions opérationnelles dans le cadre précis de cette relation.
En ce qui concerne l’art, nous décidons de passer outre sa définition qui, à nos yeux, ne peut être qu’une tromperie ridicule prenant à revers son objet, dans la mesure où celui-ci est justement objectivé, du fait même de l’approche définitionelle. Et il est vrai que derrière ce travail se trame une certaine méfiance à l’égard d’une esthétique ayant la prétention de soumettre, par son langage, les œuvres. Définir la technique, est-ce une approche plus légitime?
On peut voir en la définition moins un acte qu’une technique à part entière du logos, une technique même par laquelle un certain logos, en l’occurence le logos platonicien, premier logos technique se supportant grâce à l’écriture et à ses supports de mémoire, parvient à l’expression de ses moyens. La définition comme technique du logos fait retour vers la technique,en son sens général, qui se définit comme le « propre d’un art, qui appartient à un art. Les procédés
techniques », mais aussi « la partie matérielle d’un art », « l’ensemble des procédés d’un art, d’une fabrication »5. Nous apercevons distinctement, grâce à cette définition, dans quelle perplexité nous nous retrouvons. La technique se définit en effet ici comme une partie de l’art, nous qui désirions passer par l’une pour éviter l’autre, et finalement l’art nous revient dessus sans crier gare, comme si la relation entre l’art et la technique ne parvenait pas à s’extraire, à sortir d’elle-même, comme si, sans début ni fin, elle était inchoative, brusquant plus encore l’évidence vulgaire qui tente de les opposer.
Là encore nous devons faire attention, car si la technique se définit comme le « propre » d’un art, nous savons, grâce à Derrida, combien cette question de la propriété est problématique et repose sur un malentendu qui est celui-là même que nous énoncions, comme un soupçon, en commençant.
Alors avançons d’un pas encore et remarquons que si la technique semble ainsi être impliquée dans la question de l’art, c’est que cette dernière, comme le remarquait à juste titre Heidegger, « n’était pas la seule à porter le nom de tekhnè. Autrefois tekhnè désignait aussi ce dévoilement qui pro-duit la vérité dans l’éclat de ce qui paraît. Autrefois tekhné désignait aussi la pro-duction du vrai dans le beau. La poésis des beaux-arts s’appelait aussi tekhnè. »6 Nous comprenons que la contradiction commune entre l’art et la technique est surdéterminée par une autre contradiction qui, avant d’être contradiction, était dans le mot tekhnè, in-différence, entre l’art des beaux-arts et l’art de l’artisan. Et d’ailleurs ne traite-t-on pas les « artistes technologiques », si une telle chose a quelque sens, d’artisans, de simples bricoleurs, comme si cela pouvait servir d’argument contre eux et contre leur œuvre?
Nous devons donc entendre l’écho profond de cette différence génératrice entre l’art et la technique, cette dernière étant maintenant entendue du côté de l’artisanat ou du développement techno-scientifique, et non plus de celui des beaux-arts, l’art de la technique étant devenu « la manière de faire une chose selon certaine méthode, selon certains procédés (…) Adresse dans les moyens employés pour obtenir un résultat. »7 C’est là toute la question de la technique comme sédimentation, mémorisation et transmission.
L’art comme la technique sont entendus « par opposition à la nature »8 car suivant la tradition aristotélicienne « chaque être naturel (…) a en soi-même un principe de mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à l’accroissement et au décroissement, d’autres quant à l’altération (…) [tandis qu’] aucune chose fabriquée n’a en elle le principe de sa fabrication »9 , et encore « toute tekhnè a pour caractère de faire naître une œuvre et recherche les moyens techniques et théoriques de produire une chose appartenant à la catégorie des possibles et dont le principe réside dans la personne qui exécute et non dans l’œuvre exécutée. »10
Nous comprenons bien que si nous ne voulons pas être piégés définitivement dans le cercle de la relation entre la technique et l’art, nous devons rechercher la technique du côté de l’instrumentalité et d’une définition classique qui la décrit comme « un ensemble de procédés bien définis et transmissibles, destinés à produire certains résultats jugés utiles. »11 La technique serait ainsi une certaine adresse dans les moyens employés pour obtenir un résultat, et elle se fixerait sur cette finalité. Le sens de la technique se confondrait à la fin que l’artisan ou l’ingénieur lui a fixé, ce serait son orientation qui déterminerait aussi bien sa forme que l’utilisation de certaines matières.
Si toute l’efficacité technique tourne autour d’une fin, c’est que la conception classique de la technique est instrumentale, au sens où les instruments « servent à produire quelques effets, à parvenir à quelque fin » . L’indétermination des effets et de la fin montre bien que c’est là le domaine de variation sur lequel se fixe ce qui reste, la technique étant alors seulement un moyen pour certaines fins. Dans le fil de la causalité technique, cette dernière est considérée comme une cause, mais seulement seconde aux yeux de la véritable cause qui est la volonté humaine et qui imagine, dans le sens strict du terme, ce qui sera l’objet technique. Il y a donc quelque chose qui produit une boucle dans la production technique en se trouvant aussi bien au début qu’à la fin du processus, en anticipant tout le parcours de la production qui ne doit être que la simple réalisation de ce qui a été prévu. 10 11 12

1 – 2 CONTRE L’IDEAL

Toutes ces définitions semblent pour le moins abstraites, mais il faut bien comprendre qu’elles sont un moyen d’accès possible à l’expérience la plus proche et la plus sensible que nous faisons aujourd’hui des technologies. Et ceci non pas dans un quelconque futurisme de pacotille, mais dans la proximité même du quotidien. Qu’est-ce à dire? Nous voulons ici parler de ces technologies, de ces techniques, peu importe d’ailleurs le nom qu’on leur affecte, que nous ne percevons que par le filtre de la seule utilité. Oui, ils doivent fonctionner, c’est leur rentabilité, et produire les effets voulus. Point d’invention ni de surprise, du calculable pour le calculable que nous sommes nous-mêmes en train de devenir. Rien ne doit se dérober, dans le domaine technique, à cette petite efficacité anticipée.
On a encore du mal à saisir l’étendue de ce qui cherche ici à s’énoncer brièvement. Aussi loin que le logos porte, il est déjà et encore tekhnè, et pourtant, est-il prêt à fonctionner? Nous voyons aujourd’hui un bouleversement historial de la notion de fonction, et nous n’en percevons encore que quelques fragments diminués par l’instance du temps présent.
Nous ne faisons pas ici référence aux dictionnaires dont la lexicographie prête à toutes les méfiances, mais à cette idée qui n’en est même pas une, à cet acte de tous les jours qui nous détermine à agir la technique, les techniques et qui élabore un critère de valeur technique : la technique comme bon fonctionnement, la technique comme occultation de l’imprévisible, la technique comme cet idéal même d’anticipation.
Quelque chose commence à vibrer dans le réseau qui identifie la technique, l’instrument, le fonctionnement, une chose qui commence à peine à trembler comme si cet idéal n’était qu’un idéal, une abstraction oubliant ou cherchant à oublier l’ici et le maintenant de la technique, sa matérialité, sa singularité. Tout se passe comme si nos agissements étaient déterminés, dans une mesure plus large qu’il est même possible de l’entendre, par une idée, rien qu’une idée, oblitérant l’événement technique. Comment faire pour ne pas être tenté de déconstruire tout cela? Nous désirons ici questionner cette évidence de tous les jours, évidence qui veut considérer les instruments comme des étants devant parfaitement fonctionner.
Pour questionner, il faut encore obtenir une certaine position, énoncer d’où on parle, quelle est la présupposition de la méfiance. Face à cette idée de l’instrumentalité, nous ne faisons que regarder, et que remarquons-nous, seulement un fait, très simple, trop simple peut-être, idiot en quelque sorte : les instruments tels que nous les connaissons aujourd’hui ne fonctionnent pas toujours. Rien de plus. Voilà.
Une panne impromptue survient. Elle se dérobe radicalement à l’instrumentalité dans laquelle nous voudrions cloisonner l’instrument technique. Elle intervient, elle coupe et découpe la fluidité idéale de l’utilisation, elle signale et trouble nos agissements techniciens. A partir de ce point un choix existe, il concerne la détermination de la temporalité de la panne. Intervient-elle dans un temps contingent et en principe éliminable? Ou est-elle le temps même de la technique?
Généralement on considère la panne comme le détritus d’un événement, à peine quelque chose d’existant qui n’a aucun droit car elle vient troubler l’instrument. La finalité technique devrait expulser la panne de son champ et n’intégrer que la seule loi de la fonctionnalité. Mais ne se pourrait-il pas que la panne, que ce que nous refoulons par ce terme un peu trop clair, appartienne à la technicité elle-même, ou même que ce soit la technicité qui appartienne à la panne? Par cette question nous déroutons l’ensemble des positions techniques, nous disons : dans la causalité externe de la technique, à supposer qu’elle ne soit que cela, il doit y avoir la panne et non pas seulement le fonctionnement. On veut dire par là que l’instrumentalité, ce qui définit un étant comme étant technique, est tout aussi bien constituée de panne que de fonctionnement. La panne, un événement extérieur? Regardez bien comme elle nous dérange et nous déstabilise. Admirez la manière dont nous nous énervons, par petits soubresauts consécutifs à son apparition. Les mains fouillent, cherchent une solution, s’énervent dans les branchements, ne peuvent pas laisser les choses en l’état, comme si la panne révélait l’état même des choses oubliées dans leur utilisation.
Il est incontestable que quelque chose d’infiniment technique arrive avec la panne. On ne saurait passer outre cette question, si ce n’est à laisser supposer au bon petit fonctionnement de l’instrument technique, fantasme anthropomorphisant la technique, cherchant à la fixer sur le corps de la volonté humaine, sur ses désirs et ses prétendues finalités. Mais l’être humain c’est ce qui justement n’a ni fin, ni origine, ni destination. Comment pourrait-il donner ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas, et ce manque qui le fait être (humain).
La question est celle du rythme de la panne, question beaucoup plus difficile que sa formulation naïve. Elle est question de coupures et de flux, que Deleuze et Guattari commencèrent à conceptualiser dans l’Anti-Œdipe, en refusant la performativité de la normativité instrumentale qui s’étendait jusqu’au social. Il fallait donc exhiber l’instrumentalité pour ce qu’elle était et dire « voilà une législation, elle montre et en montrant, elle croit décrire ce qu’elle tente de produire », voilà la performation illégitime et insouciante d’elle, voilà ce qui raréfie l’horizon et ce qui cherche à détruire les faits sous le coup d’idées mortifiées par l’abstraction. En effet, si nous reconnaissons aisément que la panne existe bel et bien, – comment pourrions-nous le nier? -, en droit (quid juris), nous estimons qu’elle n’en a aucun de droit, et que dans un futur plus ou moins proche, mais si possible très proche, si proche qu’il tend à se confondre avec le présent de l’utilisation, tout cela, ces pannes indésirables, n’existeront bientôt plus. Le bientôt se déclare comme une promesse. Les pannes sont, dans l’abrupt de l’événement mais n’existent pas parce qu’elles n’obtiennent aucune légitimité ontologique. D’ailleurs qui les pense?
Qu’elle crève la panne! Qu’on ne l’entende plus! Qu’on n’y pense plus! Qu’on l’élimine cette mauvaise vermine! Oui, c’est l’idéal régulateur de l’instrumentalité parfaite qui crie ainsi son désespoir de ne pouvoir être enfin seule avec elle-même, d’être dérangée par ce fantôme qu’est la panne et qui ne cesse de revenir dans sa spectralité. La panne, une perturbation désagréable mais qui ne peut pas, qui ne doit pas bouleverser les grandes finalités techniques, parce qu’elle n’est rien qu’une irrégularité dans la matière, dans la forme ou dans la volonté productrice. C’est l’événement contre la loi. Dans tous les cas on pourra la réformer pour la faire disparaître à jamais, un âge d’or légal viendra où les instruments seront pleinement instruments parce que l’instrumentalité ne peut se concevoir que parfaite et absolue, pareille à elle-même, elle est le principe d’identité par excellence.
La technique n’est qu’un plan pour la matière, elle n’est pas l’essence de la technique. Cette dernière est une véritable législation que nous retrouverons tout au long de notre parcours et qui donne un mot d’ordre sur ce qui doit être pensé, et comment tout cela, la technique, doit être appréhendée. Que se passe-t-il alors? La panne, oui, elle existe, mais dans la plus parfaite dépendance par rapport au fonctionnement, et en ce sens elle n’est comprise que comme une perturbation de ce dernier. Il faut bien voir en quoi se dégage, par une telle législation, une ontologie de la panne, ontologie qui ne parvient à son ontos que par un autre étant qui est aussi un être, puisqu’il est, le fonctionnement, l’essence même de la technique. On voit bien en quoi tout ceci devient absurde, la dépendance n’est qu’une idée à laquelle nous répondons maintenant : et si la panne était quelque chose d’autonome avec ses propres modes d’être, ses propres catégories, à supposer qu’elle ait quelque « propre » que ce soit? Imaginez un seul instant que tout ceci soit vrai et que l’absoluité du fonctionnement ne soit qu’une fiction; le regard est bouleversé, notre rapport à la technique aussi, mais attendons encore un peu.

1 – 3 LE VIDE

Pour quelles raisons la pensée n’aime pas penser la panne de façon autonome? Qu’est-ce qui la dérange donc en cet événement? Au premier regard on ne voit rien et puis, plongeant notre regard dans ce regard, nous commençons à entr’apercevoir le rien. Oui, la panne, ce n’est rien pour la pensée, cela ne pèse pas lourd, à peine le poids d’une plume et encore, parce qu’avec elle il n’y a rien à penser. La panne met la pensée face à sa propre finitude, et la pensée, à son tour instrumentalisée, fait la grimace, elle risque d’être en panne.
La panne pourrait provoquer une panne pour la pensée. Elle pourrait ainsi l’attaquer. Et quoi, il faut se défendre! Bien fonctionner! La pensée ne se rend pas compte que le fonctionnement instrumental est la projection du fonctionnement qu’elle veut d’elle-même et auquel, il faut bien avouer, elle ne parvient jamais parfaitement. Insistons sur le statut projectif de l’illusion fonctionnelle, car alors, tel le fantôme, elle reviendra elle aussi hanter la pensée, la technique et le techno-logique.
La panne, vide de sens, que voulez-vous en faire? Elle apparaît tel un trou noir dans lequel tout s’engouffre, pas seulement une interruption temporaire mais l’interruption implacable et totale ne laissant aucun répit, même à la réflexion. Plus rien ne restera de la panne car elle ne nous laisse rien. En elle, pas un débris, pas un seul reste qui permettrait de se reprendre et de penser. La panne suspend la question de l’essence parce qu’avec elle on n’imagine rien, l’intuition, l’entendement et la raison sont mal coordonnés, ils fonctionnent chacun de leur côté. L’essence suspendue persiste-t-elle encore un peu dans le vide instable de l’espace?
Vide de sens, il faut répéter cette sentence pour mieux sentir, pendant un bref instant, la froideur de la panne qui ne nous dit rien, qui n’exprime rien d’autre que le néant temporaire qu’elle institue. Alors comment ne pas comprendre cette pensée qui cherche à fonctionner et qui, pour cela, préfère la plénitude conceptuelle du fonctionnement à la vacuité de la panne. Car il faut bien comprendre que la panne et le fonctionnement, ces deux entités, sont aussi deux modalités de la pensée qui, elle aussi, connaît le fonctionnement et la panne, l’assurance et le doute. Tout l’enjeu consistera bien sûr à montrer que ces deux modalités sont les deux faces d’un même phénomène et qu’une constellation secrète les unit. L’insensé, l’impur, la perturbation n’ont jusqu’à présent pas été pensés parce qu’ils ne sont pas adaptés au fonctionnement ajusté et égal à lui-même de la pensée. La panne est comme une douleur secrète, une fêlure en nous, elle est bien là, de fait, mais doit rester oblitérée dans le plus profond sommeil.
La panne, ce terme terriblement surdéterminé dans notre langue et qui laisse à peine voir ce qui ici se joue, se dit en anglais out of order, et cet hors de l’ordre désigne bien cet en-dehors de la loi instituée par le fonctionnement. La dépendance est en partie brisée. Il faut entendre out of order maintenant sous le mot panne car la panne ce n’est pas ce qui ne fonctionne pas, mais ce qui ne fonctionne pas bien et ce qui donc, d’une certaine manière, fonctionne encore. Elle est out of joint, désajustée, un vide qui n’arrive plus à se coordonner à une abondance équilibrée, celle du fonctionnement. Avec le fonctionnement on sait à quoi on a affaire, on peut se le représenter à partir de la cause finale, formelle, matérielle ou effisciente. Par contre, la panne ne donne rien à se représenter, elle est l’irreprésentable de quelques petits bouts d’expériences singulièrement concrètes. Ici ou là, dans l’existence idiote, il y ades pannes, quelque chose de monotone et de parsemé qu’on a bien vite faite d’oublier. La panne c’est beaucoup plus concret que le fonctionnement, mais elle donne l’effet inverse car le fonctionnement cela fait vrai et bien réel, bien là dans la tête, représentable avant tout, avant même l’instrument technique particulier que nous pensons, dans les plans qui ont déterminé sa construction.
Quelque chose continue à nous empêcher de penser la panne en termes autonomes, nous sentons bien encore au fond de nous-mêmes quelque chose résister, quelque chose qui nous dit : « la panne, un rien, un vide, le fonctionnement coordonne tout le reste. » Il faudrait reconstituer l’histoire de la panne et voir combien au cours du temps on a tenté de l’éliminer, d’en faire un concept vide, elle qui était la brutalité même de l’événement imprévu, elle qui ne se livrait pas d’avance pour ce qu’elle était, afin que, par elle, quelque chose arrive. Elle qui, aujourd’hui, est si engluée dans ce vide qu’on a projeté en elle qu’elle peut à peine bouger par elle-même et dire l’absence de son nom. Le vide de la panne doit être maintenant reconsidéré parce que, tel le vide profond de notre existence que nous rejetons par une agitation superficielle, elle n’est pas « le rien absolu, mais le vide au sens de se-refuser, de se-dérober, donc le vide

2 – ÇA NE FONCTIONNE PAS

2 – 1 LA PAUVRETE DE LA PENSEE

Il en est donc appelé à un bouleversement dans notre rapport à la technique, que nous avons depuis trop longtemps déjà négligée comme un domaine à part entière de la pensée; on se souvient de la vieille antinomie entre l’épistèmé et la tekhnè. Penser aujourd’hui la technique, cela signifie ne plus l’apercevoir psychologiquement par rapport à nos seuls projets, mais entrouvrir sa spécificité, sa singularité, et donc la penser avec la panne, elle qui dépasse toujours nos projets.
Car ce que l’on remarque dans les technologies contemporaines, et en particulier informatiques, c’est que malgré le contrôle institué dans toutes les structures, la maîtrise devenant une technologie à part entière, des pannes il y en a encore et encore, sans arrêt. Plus étrange encore, malgré les efforts fournis, elle nous plonge dans un temps différé, la panne survient et il faudra un peu de temps pour en définir la source et la cause. Si les Personal Computers ont vu leur prix diminuer ces dernières années, le prix de la maintenance a simultanément augmenté, dans une entreprise privée, le hardware, c’est-à-dire l’instrument qui doit fonctionner, coûte à présent 10 000 F et la maintenance, c’est-à-dire l’anticipation de la panne, 80 000 F par an. Ce renversement n’a pas même été pris en considération malgré ses conséquences économiques.
Mais la panne est-elle véritablement ce vide dont nous parlions précédemment, ou n’est-ce là qu’une apparence laissée par le fonctionnement de la pensée? La panne s’entend traditionnellement en plusieurs sens : être dans la panne signifie « être dans la misère (probablement panne signifie ici haillon) », mais c’est aussi « l’état où est un navire, lorsque, une partie de ses voiles tendant à le faire aller en avant et l’autre partie le poussant vers l’arrière, il reste, sinon absolument immobile, du moins s’agitant presque sur place, dérivant un peu et ne faisant pas de route. »13 Nous ne trouvons aucune référence directe à la panne générale qui concernerait le fonctionnement technique. S’agit-il d’un oubli? En fait, les deux sens trouvés nous sont extrêmement précieux, dans la mesure où ils indiquent un sens oblitéré de la panne qui, loin d’être absolu comme le voudrait le fonctionnement (qui veut lui-même être absolu), est relatif, ou plutôt pauvre, quasi-immobile et sans but, sans finalité. Le relatif pourrait encore reconduire la dépendance par rapport au fonctionnement, or ce que nous voulons dire c’est que la panne est petite, proche de l’inexistant, à peine perceptible. Nous ne voulons donc pas parler ici de LA grande panne, apocalypse que le fonctionnement brandit devant soi comme pour ouvrir un chemin déjà désert et pour se représenter soi-même comme LA grande machine, mais seulement des petites pannes, celles que nous connaissons, celles que nous refusions de penser et que nous préférions occulter dans la dissemblance du fonctionnement.
ll s’agit alors de poser le regard sur le petit, le fragile et l’oublié, en oubliant l’image que le fonctionnement impose à la panne en voulant faire d’elle son ennemi, elle qui ne veut rien, qui ne peut rien, qui n’a rien, démunie et seule.
La pauvreté est ce dénuement qui laisse voir les côtes apparentes sous les tissus, cet autre nom de la panne. La pauvreté est ce nom donné, et récupéré, pour signaler un manque devenu condition. Peu de biens appartiennent au pauvre et il n’est dévoué à rien. Le nécessaire lui manque, il ne marche plus au fonctionnement technique, c’est-à-dire à la concordance de ce qui rentre et de ce qui sort, il essaye bien d’anticiper mais il lui reste encore si peu qu’il (se) donne sans compter dans l’épuisement.
On a préféré faire du pauvre, de la panne, un trou noir avalant, par sa misère, la moindre volonté de conquérir un marché. Et la pauvreté n’est pas une métaphore de la panne, elle est la panne en tant qu’elle ne se laisse pas manipuler et définir par le fonctionnement comme du vide aspirant ce dernier. C’est pour cette raison que la pensée tente d’écarter la panne, comme elle écarte souvent la pauvreté, soit en la récupérant, soit en l’oblitérant, mais toujours en parlant à la place de ceux qui n’ont plus de voix, et en en parlant à sa place propre. Parce que la panne et la pauvreté, quelle insignifiance tout de même! Quel manque d’intérêt, n’est-ce pas! Quelle idiotie, on a beau dire! Mais c’est là « son » autre, ce qui lui résiste et ce qu’elle essaye de mettre en scène en les soumettant toutes les deux à son propre régime, comme si la panne n’existait que pour nier la régularité du fonctionnement, comme si la pauvreté avait pour objectif de gagner un peu plus d’argent et de combler ainsi un manque.
On régularise, on normalise la panne en la mettant hors d’elle. Mais c’est encore une bonne façon de l’oublier.
Et pourtant, c’est ce qui résiste au régime du bon fonctionnement de la pensée qui nous fait penser, c’est elle qui la fait déboîter et c’est aussi par elle qu’il sera possible d’avoir quelques nouvelles idées. La panne n’est pas
conforme aux dispositions de l’esprit, avouons-le, mais dès qu’elle se penche sur elle, quelle surprise, quel étonnement, quelle grâce dans la multiplicité de ses variations. L’intérêt que nous portons à ce qui s’oublie et à l’intempestif, puisque la panne vient toujours à contre-temps, met en cause la priorité accordée au bon fonctionnement de la pensée, cette « jouissance du penser avec lui-même – d’Aristote à Hegel – [qui] est l’anesthésie des moments où la pensée aurait connu le trouble et la résistance. Jouissance faite d’oubli, la pensée peut repasser sur les lieux de ses anciennes douleurs sans rien sentir. Rien ne pourrait lui faire soupçonner qu’elle a une autre provenance qu’elle-même : elle se sent le processus autonome d’identification permanente et continue de soi à soi et de l’autre au même. Rien, sauf si quelque symptôme reprenant le dessus, la désemparant et la rendant inexplicable à elle-même. »14
Il faut bien admettre que la pensée, que le fonctionnement de la pensée, avouons-le tous, n’est qu’un mythe, car elle est traversée de pannes, de ratures, d’essais inachevés, de symboles biffés, et le fait qu’on ne laisse à ces événements aucune place n’est peut-être pas sans rapport avec le primat offert, par Platon, à une certaine exactitude ortho-graphique qui transmet en écrivant, et qui ne garde donc que ce qui peut s’écrire, s’écrire pour fonctionner. Le mythe a la peau dure, il persiste en croyant réduire l’hétérogénéité, retrouver l’identique dans l’autre, ramener ce qui ne s’articule pas (la panne) à ce qui s’articule déjà (le fonctionnement) par une identité entre le sujet et l’objet.
Il faut souligner ce hiatus fondamental entre la pensée et la panne qui lui est inadaptée. Ce hiatus n’est pas la preuve qu’il ne faille pas y penser, bien au contraire. C’est lorsque la pensée se tourne vers des domaines qui ne lui sont pas connus d’avance, c’est-à-dire identiques, c’est lorsqu’elle se confronte à ce qui se désarticule, à ce qui lui fait bord et risque de la trancher, c’est dans l’imminence d’un débordement qu’elle peut, cette pensée, penser à son tour. Penser n’est-ce pas justement se tourner vers quelque chose vers lequel nous ne sommes pas naturellement tournés? N’est-ce pas se tourner en se désarticulant, en se déboîtant le cou, en se faisant mal à la colonne vertébrale, en adoptant une posture anormale?
« Dans la quotidienneté de notre Dasein, nous laissons de prime abord et le plus souvent l’étant s’approcher de nous et être là dans une singulière absence de distinction (…) Dans cette uniformité nivelée de ce qui se trouve être là, que l’étant puisse être manifeste est ce qui donne à la vie quotidienne de l’être humain sa sûreté caractéristique, sa stabilité. C’est ce qui fait quasiment la « force des choses » et qui assure la facilité, nécessaire à la vie quotidienne, du passage d’un étant à un autre, sans qu’à ce moment-là le mode d’être de chaque étant fasse valoir tout ce qu’il a d’essentiel. Nous montons dans le tramway, nous parlons avec d’autres personnes, nous appelons le chien, nous regardons vers les étoiles – tout cela dans le même style. Des personnes, des véhicules, d’autres personnes, des animaux, des corps célestes: tout cela est dans l’uniformité de ce qui se trouve être là. Ce sont là des caractères du Dasein quotidien que la philosophie a jusqu’à présent négligés (…) »15 La panne brise cette indifférence et ce nivellement, elle est le quotidien impensé qui mérite à présent d’être pensé, car elle délie la langue aux relations quotidiennes entre un chien, un boulon, cette rue où des gens marchent, un café où on discute, cette tasse dans laquelle on boit, ce café qui a été bu, etc. 16

2 – 2 L’INFORMATION D’UNE PANNE

Est-ce le vide ou la pauvreté du dispositif? Nous préférons la pauvreté, son dénuement extrême qu’on nomme Information (1973) comme par une ironie dénonçant, pour cette part, la vacuité de l’instrumentalité cybernétique, système d’échanges en entrée et en sortie.
Information est la manifestation du « passage aberrant d’un non-signal électronique dans l’entrée vidéo d’un moniteur couleur normal de studio. »16 Il s’agit de diffuser une erreur technique qui eut effectivement lieu lorsqu’une nuit, la sortie d’un enregistreur vidéo fut accidentellement branchée sur sa propre entrée. Au moment où le bouton « enregistrement » fut poussé, la machine tenta de s’enregistrer elle-même, ce qui est le rêve même de l’information. Des perturbations électroniques apparurent, des couleurs s’inscrivaient là où il n’y avait nul signal vidéo, du son sortait d’un appareil qui n’avait pas de matériel audio branché. Après que cette erreur, selon les termes mêmes de Bill Viola, fut découverte, il devint possible de manipuler les boutons tels des instruments et d’apprendre à « jouer de ce non-signal ». L’œuvre nommée Information est le résultat de l’enregistrement vidéo de cette composition.
Ce qui est très frappant dans cette panne, si on ne l’entend pas dans son sens commun, ce n’est pas tant la reprise effectuée par l’artiste qui parvient à récupérer ce qui lui échappait, que l’instrumentalisation même de l’erreur et du mauvais branchement. Nous pouvons nommer panne cette information parce qu’elle s’apparente à un vide qu’on attribue habituellement à la panne, mais dans le même temps elle peut être jouée, enregistrée dans le chaos organisé des couleurs, des sons et des parasites. L’image est vrillée de drops, de points multiples, le son parfois sourd se réveille, rien ne permet de s’attacher à l’image ou au son ainsi diffusé.
Le spectateur doit bien dire « ça ne marche pas » ou encore, ce qui revient au même « qu’est-ce qu’il a voulu dire? » Mais là n’est pas la question, la reprise de l’expérimentation hasardeuse qui branche et débranche les fils dans le studio signale un autre sens à accorder à la panne, un sens qui ne se fixerait plus, comme à sa seule référence, sur le fonctionnement mais qui tente de trouver ses propres modalités. Information, non comme bande mais comme expérience préalable, est un instrument, c’est une technique qui se branche et qui branche d’autres techniques; d’ailleurs on peut la manipuler, toucher les boutons et influencer les perturbations audio-visuelles, peut-être même était-il possible de parvenir à un certain résultat, à certaines modulations désirées au cours d’un apprentissage insensé, mais encore fallait-il se diriger à l’aveuglette dans ce qui ne servait à rien. Quelle était en effet la finalité d’un tel dispositif? Essayer, rien de plus.
Il y a dans la bande une critique de l’information sur-saturée, mais ce qui importe plus encore est le dénuement de cette image instable et vide par rapport au montage et démontage télévisuels, si bien organisés et calibrés, si parfaits. Là, c’est sûr, aucun doute possible, cela n’a aucun sens, aucun fonctionnement, on dirait une panne qui a été déplacée dans un lieu d’exposition pour exposer, à son tour, son abstraction, parce que cette « machine se distingue de toute représentation (…), et elle s’en distingue parce qu’elle est Abstraction pure, non figurative, non projective. » Et pourtant l’image est la trace d’une autre technique permettant de manipuler par des boutons à l’usage détourné quelque chose qui est insensé. Seule compte l’instrumentalité d’information, elle est dégagée de toute finalité, n’ayant d’autre but qu’elle-même, elle peut tenter de se représenter, c’est-à-dire, pour elle, de s’enregistrer et de laisser se diffuser le reste de cette histoire dans le non-sens commun. En sortie comme en entrée, un « non signal », la perturbation par excellence. Car tout cela, le dispositif, avait bien un sens au moment de son présent, il y avait l’effectivité du mouvement, la joie d’enfant de jouer pour jouer sans attendre une productivité, les flux et les coupures dans les modulations visuelles, une continuité-discontinuité bien plus importante qu’on voudrait le penser.
Information c’est une panne, mais oublions si vous le voulez bien le sens si mesquin de la panne vulgaire. Une panne enregistrable dont on fixe et mémorise pour un public les traces en toute continuité. Et pourtant on avait failli l’oublier, cette panne, on aurait pu passer à côté dans le studio sans même l’apercevoir, en ne voyant qu’un médiocre phénomène audio-visuel. Et tout se passe là, non pas dans l’instant de la panne, pas plus que dans la bande, mais dans ce regard qui voit dans la panne autre chose que ce qu’on voulait bien lui faire entendre, et ce regard décide de pousser la chose un peu plus loin pour voir où cela le mènera, peut-être même a-t-il déjà l’idée en tête d’enregistrer le 17
produit de ses découvertes, mais il ne sait pas où il va.
Voir autre chose dans la panne que ce que le fonctionnement instrumental y projette, voilà presque l’impossible. Elle n’est pas dans cette bande un mauvais réglage ou branchement, elle n’est pas le fonctionnement défectueux, le fonctionnement donc qui fait défaut, elle est un autre fonctionnement soumis à une autre esthétique. Car à voir la bande on se rend bien compte d’un énervement, proche de la panne, celle vécue, on ne comprend pas ou trop, ou alors il n’y a rien à comprendre. Et pourtant il y a bel et bien fonctionnement, avec des branchements, un jeu de transmission et de mémoire. Que penser? Il faut se déshabituer, peut-être avant tout de penser, et ne surtout pas expulser la panne du fonctionnement, mais plutôt l’inverse, si on doit réaliser une expulsion que ce soit celle-ci. Information nous met face à la panne, elle qu’on pouvait, en tout cas on le croyait, différer dans l’ordre d’une utilisation instrumentale.
Et si, imaginons un instant, la panne, entendue en ce sens très précis que nous commençons à peine à esquisser, était une véritable catégorie esthétique permettant d’approcher les œuvres dites technologiques? Il y a dans cette catégorie quelque chose de la blague, parce qu’une catégorie de panne c’est tout de même un contre-sens, si on prend tout cela au sérieux; mais contentons-nous pour l’instant de cette catégorie comme d’une proposition. Et les propositions on en a besoin avec cet art, dont l’esthétique fait défaut, un défaut qu’on ne saura peut-être jamais résoudre, parce qu’il n’a jamais été résolu pour les arts classiques, un défaut qu’il faut transformer en suivant la métamorphose de la panne : ne fonctionne pas ou pas bien, n’a aucun but, est désajusté par rapport à sa finalité, ou encore comme indétermination du moteur ou de la source d’énergie, impossibilité physique de l’organisation des pièces travailleuses, impossibilité logique du mécanisme de transmission. Le défaut d’une esthétique technologique est le défaut originaire de technicité, le dénuement esthétique est comme la panne des œuvres, une symétrie impaire entre la pensée et son objet qu’elle ne veut pas objectiver. Face à ces œuvres nous sommes désemparés, c’est une pauvreté de la pensée face à l’art, une panne dont on a pas encore saisi toute la richesse et la splendeur. Elle se nomme finitude du sens.
Regardons une exposition dite technologique. Des personnes se promènent, ce sont des néophytes, ils s’arrêtent, regardent, tournent autour et demandent : « comment ça fonctionne? »; voilà la première question, qui signifie en fait « qu’est-ce que ça veut dire? ». Alors le conservateur à l’écoute de son public mettra, pour l’exposition suivante, une petite fiche blanche à côté, expliquant les branchements et les fils, si on va dans les détails, l’idée de l’œuvre, si on croit en un sens, l’idée de son fonctionnement, si on persiste dans l’instrumentalité naïve. Par contre, les paradoxes de l’espace et du temps, ils seront rejetés, laissés de côté, trop compliqués, ils étaient. On explique simplement parce que soi-même on a pas très bien compris. L’œuvre nous invitait-elle à comprendre? Le défaut s’ouvre plus encore, la technique qui se fait art, un gadget, rien qu’un gadget puisqu’en plus cela ne sert à rien, pas même à l’art, comme s’ils savaient, comme si nous savions ce que « art » veut dire.
« Mais comment ça fonctionne? » demande-t-on encore, trop habitués au régime sec de la fonctionnalité technique, et avec Information on ne parvient pas à répondre, bien embêtés, les descriptions sont si plates par rapport à l’œuvre elle-même, elles ne lui arrivent pas, comme on dit, « à la cheville ». Ces descriptions ne sont pas même des voies d’accès à l’esthétique technologique parce qu’elles sont encore surdéterminées par l’idée de fonctionnement. Lorsqu’on décrit on se demande, encore et encore, et sans même le vouloir, comment cela fonctionne? Ça marche bien ton truc? Ça veut dire? Or « ça ne représente rien, mais ça produit, ça ne veut rien dire, mais ça fonctionne. C’est dans l’écroulement général de la question « qu’est-ce que ça veut dire? » que le désir fait son entrée. »18
S’il fallait plutôt (se) demander : comment c’est désajusté? Out of order? Comment ça « panne »? S’il fallait créer un verbe à partir de la panne pour parvenir enfin à exprimer son caractère actif. Il s’agirait là d’une simple proposition de pensée dont l’unique objectif serait d’être discutée : la singularité des « œuvres technologiques » résiderait moins dans l’invention et la mise au point effective de nouveaux fonctionnements que dans la rencontre de pannes. Rencontrer une panne, c’est une rencontre bien étrange et qui ne se laisse pas aisément penser parce que les traces en sont diffuses, comme lorsque Bill Viola rencontre « sa » panne, il ne lui fallait peut-être pas penser, en tout cas pas pour se demander ce qu’il pourrait retirer de cette fonction imaginaire. L’esthétique de la panne désire aussi résister à la logique du développement qui veut que tout fonctionne, que tout soit rentable, l’art comme le reste, c’est un désir commun
que nous exprimons là. Harold Geneen, patron de d’ITT, expliquait que « quand on a fixé un objectif, il n’est pas envisageable de ne pas l’atteindre. Ceux qui n’y parviennent pas ne sont pas seulement de mauvais gestionnaires; tout simplement, ils ne sont pas des gestionnaires.»
Quelles sont les implications de cette esthétique de la panne? L’instrumentalité, comme son nom l’indique, est ce qui définit un genre, les instruments. Elle ne serait pas seulement dépendante de la volonté des techniciens, elle dépendrait de l’accueil pouvant être réservé à la panne. Le fait pour un étant d’être déterminé comme instrument, ne serait pas le fruit de la subjectivité humaine dont la modalité d’expression serait la volonté, il serait un instrument du fait même de la re-prise que nous avons vue à l’œuvre avec Bill Viola. Et c’est seulement de cette manière qu’il deviendrait possible de comprendre pourquoi le pro-gramme donne de l’im-probable, et le déterminé de l’inscription, par sa détermination exacte, c’est-à-dire décontextualisée, produirait ou donnerait de l’indéterminé. Il s’agirait par là de briser l’opposition tekhnè – épistèmé qui aujourd’hui se révèle par le refus d’un « art technologique ». Il s’agirait encore de confronter à l’image commune et simplificatrice de la technologie une autre image se désignant comme une proposition dont le champ d’opérationnalité reste à établir.

2 – 3 L’INCIDENT, UNE INSTRUMENTALITE POUR LA PANNE

Dans le « ne fonctionne pas », qui est la première catégorie de panne que nous proposons, il y a un conflit que Michel Haar relevait ainsi : « dans l’outil, le matériau se trouve entièrement soumis à l’usage, capté par l’utilité. L’outil dissimule son caractère de chose sous sa fonction : le marteau n’est pas fait pour laisser voir le bois et le métal en tant que tels. Au contraire, l’oeuvre fait ressortir la «matière» comme quelque chose de fondamentalement inutilisable, qui appartient à la Terre en son retrait. »19 La technique serait toute dévorée par son instrumentalité, plus rien d’autre ne resterait, tandis que l’œuvre ouvrirait la matière comme telle car elle se libérerait de l’usage en étant inexploitable. La matière de l’œuvre appartiendrait « à la Terre en son retrait », non au monde déjà subjectivé, arraisonné par la volonté humaine, mais à cette terre qui à chaque époque du dévoilement s’offre dans la réserve car elle est ce qui préserve la donation, elle est « ce qui accorde » (es gibt). Une différence se joue entre l’art et la technique. Avec la première cela ne fonctionne pas, c’est inutilisable, avec la seconde cela fonctionne, c’est utilisable.
Mais maintenant n’oublions pas le chemin que nous avons effectué jusqu’à présent avec la technique qui est aussi, en sa panne, quelque chose d’inutilisable, et nous trouvons comme par miracle une des voies qui lie la technique à l’art. C’est le concept même de panne, qui met en cause l’instrumentalité et la fonctionnalité, qui permet de dépasser l’opposition art – technique. Selon Patocka, l’art « est la sphère de l’inutile (…) où l’homme n’est pas interchangeable, où sa vie n’est pas équivalente à n’importe quelle autre, où elle ne cesse pas d’etre vie, c’est-à-dire compréhension. » Traditionnellement, la technique était comprise comme une rentabilité où la sphère du calcul s’étendait tant et si bien que c’était jusqu’à l’etre humain qui était soumis à cette provocation. Mais cela ne pouvait se faire que par l’oubli et l’oblitération de la panne. Si elle nous énerve, ce n’est pas l’humain en nous qui est agacé, mais le fonctionnaire technique qui, perturbé dans son travail, se prend pour l’individu en son entier. « Nous » sommes genés, ce « nous » c’est la technique en nous qui a été si bien intégrée que nous n’arrivons plus à la distinguer de nous-memes. De là l’incroyable valeur, valeur qui dépasse son usage, d’œuvres si abruptes qu’ Information.
Disons maintenant que la technique ça « panne », que l’art ça « panne », mais pas au sens de quelque chose de statique car la panne est tout sauf cela. Plutôt au sens d’un désajustement, comme un bateau à la dérive, un bateau qui va, meme si on ne sait pas où, préservant par là meme la surprise et l’étonnement. Ce dérèglement de la finalité ne parvient pas à se régler sur notre système de perception. La panne ce n’est pas seulement la pointeur qui s’arrête sur l’écran, le bug, c’est bien souvent un fonctionnement inconnu du software pour les ignorants que nous sommes nécessairement. Comment pourrait-il ne pas y avoir de panne pour nous les êtres humains qui sommes imparfaits? Quelle folie que de croire, que d’espérer que dans la sphère humaine et 20 justement par elle (sa volonté) le monde ne connaisse plus de panne. L’art et la technique « pannent », en chacun d’eux une pauvreté, et pourtant pas de la même manière, selon des rythmes et des intensités différentes, mais aussi entre les pannes techniques et les pannes artistiques c’est tout différent, cela ne se ressemble jamais car la panne ne se répète que dans la différence.
Il faudrait alors peut-être chercher en soi-même le murmure secret de l’art et de la technique, et rechercher à même nos sentiments la comparaison entre un sentiment esthétique et une réaction face à une panne technique. Est-ce que cela ne se ressemblerait-il pas étrangement? Oui, peut-être mais l’aplomb culturel est si fort sur ces deux domaines qu’il nous devient presque impossible de sentir cette proximité à présent. Pourtant quelque chose se passe entre l’art et la technique dans la catégorie du « ne fonctionne pas », quelque chose se passe justement parce que cela ne marche pas bien du tout dans l’art, dans la technique, cela ne se passe pas bien entre eux, et ne parlons plus de la pensée, si vous le voulez bien. L’art technologique, n’est-ce pas une panne qui est aussi une énigme, la possibilité de lire une nouveauté, une information non déjà connue? Une telle promesse d’improbable ne suppose-t-elle pas toujours la panne? Toute grande œuvre est une panne pour la culture, irrécupérable malgré toutes les récupérations, incalculable malgré tous les marchés, invisible malgré tous les visiteurs, l’œuvre (se) réserve pour une époque inconnue.
Nous ne parvenons plus, avec la panne, à maîtriser la technique, et « c’est apparemment la question d’une autonomisation de la tekhnè, de son auto-mobilité dont la loi pourrait n’être que l’accident comme panne (comme défaut) d’essence, d’être – de temps. D’un autre temps. le gain de temps ferait que le temps fait défaut. »21 Si nous en revenons à la distinction aristotélicienne qui traverse l’ensemble de nos pratiques et théories sur la technique, nous pouvons supposer que la technologie met en œuvre une certaine autonomie dans sa tendance vers l’unité, ce qui veut dire que la causalité n’est plus externe et que donc, ne provenant plus de la seule cause effisciente, quelque chose comme de l’événement et de l’improbable peut advenir. Ce qui est alors une simple occurrence est la panne elle-même, car dire que cela « ne fonctionne pas », c’est dire que ce que l’on prenait jusqu’alors pour un instrument « ne fonctionne pas bien » et ne suit pas la loi instrumentale qui permettait d’en prévoir toutes les conséquences. Cet imprévisible est à l’œuvre de bout en bout dans notre relation quotidienne à l’informatique, et ceci d’une manière si frappante qu’à mesure que le dysfonctionnement, c’est-à-dire l’autonomie et l’intériorisation de la causalité, grandira, les réactions de contrôle s’évertueront à briser cette tendance. On dit que les machines ne se reproduisent pas, ou ne se reproduisent que par l’intermédiaire de l’homme, mais « y a-t-il quelqu’un qui puisse prétendre que le trèfle rouge n’a pas de système de reproduction parce que le bourdon, et le bourdon seul, doit servir d’entremetteur pour qu’il puisse se reproduire? Le bourdon fait partie du système reproducteur du trèfle. Chacun de nous est sorti d’animalcules infiniment petits dont l’identité était entièrement distincte de la nôtre, et qui font partie de notre propre système reproducteur; pourquoi ne ferions-nous pas partie de celui des machines?… Ce qui nous trompe, c’est que nous considérons toute machine compliquée comme un objet unique. En réalité, c’est une cité ou une société dont chaque membre est procréé directement selon son espèce. »22
Dans l’instrumentalité il y aurait quelque chose de la panne, que nous devons à présent nommer l’instrumentalité incidentelle. Par une telle formule nous voulons conceptualiser l’émergence dans la formation technologique d’une événementialité proprement technique, fait pour le moins incroyable au regard de la technique traditionnelle. L’artiste ne conquiert pas avec les technologies une force supplémentaire pour réaliser, dans le sens fort du terme, sa volonté. Il trouve une ressource pour s’ouvrir à l’incident qui dépasse sa volonté, projetant une causalité dans les étants inorganiques. Il ne s’agit plus seulement pour lui d’organiser mais aussi de s’ouvrir, d’être passible à ce qui accorde dans les technologies. L’art technologique n’est pas un enfermement dans la subjectivité, car les technologies ne s’identifient pas à la volonté humaine, elles n’en sont pas les simples projections, elles « pannent » et nous confrontent à une certaine extériorité. Soulignons que cette extériorité technologique nous semble constituer la condition de possibilité d’une affectivité technologique qui aujourd’hui, sous des formes diverses, s’étend.
L’incident est en-deçà de la panne, une simple interruption, un « événement qui survient dans le cours d’une entreprise, d’une affaire », une « difficulté, contestation accessoire qui naît, qui survient pendant l’instruction de la cause principale »23 . Quelque chose nous tombe dessus, à côté de la
causalité, c’est une panne mais débarrassée de l’insistance de la fonctionnalité à vouloir entrer dans son domaine et la soumettre à son régime particulier. L’incident, un concept riche qui servira pour un autre travail, permet d’approcher la panne d’une autre façon. Car ce qui importe ici est moins la panne dans la suspension pure et simple de toute fonctionnalité, que la panne en tant que menace de cette suspension, mais restant à son bord. L’œuvre est une telle menace. A moins d’elle rien ne surviendrait, rien ne pourrait même arriver de quelque façon que ce soit à la sensibilité, nous ne ressentirions rien. La perception et l’esthétique est fonction d’une différence d’intensité(s) entre un milieu extérieur et un milieu intérieur, différence qui va jusqu’à remettre en cause la stricte séparation entre les deux, et qui ici implique un élément non humain dans la technique. Bill Viola écrit : « j e ne distingue pas entre les paysages intérieurs et extérieurs, entre l’environnement comme mode physique hors de nous et l’image mentale que chacun se fait de cet environnement. C’est une tension, une transition, un échange, et une résonance entre ces deux modalités qui définissent la réalité. »25
C’est pour cette raison que « l’artiste est le maître des objets; il intègre dans son art des objets cassés, brûlés, détraqués pour les rendre au régime des
machines désirantes dont le détraquement fait partie du fonctionnement même.
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3 – OUT OF ORDER

3 – 1 UNE MATIERE HORS DE (CHEZ) SOI

Nous apercevons bien qu’il faut maintenant réaliser un double réglage sur le concept de panne, si nous désirons qu’il devienne une catégorie d’analyse esthétique effective. Car avec la panne on se trouve comme piégé par la fonctionnalité qui l’a jusqu’à présent déterminée. Ce qui fait que nous nous retrouvons devant un espèce de trou noir incalculable, une interruption brutale et définitive, alors même que ce qui nous intéresse est moins la panne elle-même que sa fréquence de revenance, c’est-à-dire une revenance qui n’est ni présence ni absence mais dont l’ontologie ne se mesure que dans les interstices de ses venues et de ses départs. Revenance et partance, la panne doit d’une part être entendue comme ce qui est out of order, et ce qui se dérobant à l’emprise d’une instrumentalité de la fonction doit d’autre part s’écouter comme une instrumentalité de l’incident.
Mais il nous faut, après avoir fait ces quelques précisions, aller plus avant avec l’instrumentalité et comprendre précisément en quoi cet être de l’instrument n’est pas nécessairement attaché au seul fonctionnement et peut tout à fait s’accommoder de la panne ainsi entendue.
La catégorie esthétique « panne » résiste parce que la technique et le fonctionnement ont depuis longtemps été assimilés. En ce sens, un instrument technique doit fonctionner pour être technique. C’est dire si la manière d’être de l’instrument dépend entièrement de sa fonctionnalité, de sorte que nul n’aurait à l’idée de définir un outil technique autrement qu’en s’appuyant sur ce à quoi il sert.
Etre stylo cela ne signifie pas avoir une forme, une matière de stylo, car il peut toujours y avoir des faux-stylos et la fausseté de ces stylos portent sur la fonction, mais être pour écrire d’une façon précise.
Ceci veut dire que la fonction est habituellement préalable à l’outil, et c’est pour cette raison que l’idée de fonctionnement a déterminé l’appréhension de l’outil technique en son entier. Mais en ce qui concerne les œuvres technologiques, ce schéma s’effondre dans la mesure où, d’une façon générale, l’outil technologique vient avant la fonction. Qu’est-ce à dire? D’une certaine manière, l’artiste ne doit plus savoir à quoi sert l’outil qu’il veut « utiliser » et qu’il a à sa disposition. Il doit redécouvrir la fonction de l’outil ou en créer une autre qui n’a rien à voir avec celle d’origine, qui n’est même pas une perturbation ou une réaction à l’encontre de celle-ci. Il vient ainsi après la fonction technique, mais il arrive au moment même d’une autre instrumentalité. Cette seconde instrumentalité ne peut plus être fonctionnelle, elle ne sert à rien car le plan pour la matière qu’est l’outil a été perdu par l’artiste; elle doit donc être out of order. Ce que nous voulons dire par là c’est que l’art technologique n’est pas à côté ou contre l’ordre établi de la technicité, mais en dehors, il n’y pense pas, il l’a oublié, car il doit donner naissance à une instrumentalité incidentelle, et c’est l’événement même de cette seconde naissance qui est un incident, faisant pénétrer l’ontologie de ce nouvel instrument, qui ne sert plus à rien, qui sert à tout, dans le temps.
Mais revenons maintenant à notre stylo. Qu’est-ce qui le fait ainsi être-stylo? Le stylo n’est fin prêt qu’au moment où, lorsqu’il est fabriqué, il atteint son utilité précisée, c’est-à-dire à l’instant où le technicien a déterminé avec précision sa fonction, sa manière de se comporter et de répondre à cette fonction. Par là apparaît nettement que le technicien doit fixer une finalité à laquelle vient répondre une forme ergonomique et une matière adaptées. Tout se fixe sur cette finalité. Le stylo ne parvient à son être de stylo qu’au moment où d’une part il est achevé et d’autre part il incorpore dans sa matière et sa forme la réalité même de sa fonction. Le stylo est alors commode et utilisable, telle est l’ontologie technique, une ontologie qui se juxtapose avec la temporalité de la production même de l’outil.
Cette ontologie suit exactement le plan du technicien et qui est soumis à un parfait déterminisme. Voilà la manière dont se développe la causalité technique : l’outil est la cause dont doit suivre certains effets. Mais il n’est pas la cause finale et ceci aussi bien à la fin qu’au commencement, dans la mesure où au départ l’outil est voulu, construit, planifié par la volonté, c’est la cause effisciente qui rassemble les autres causes, et à l’arrivée les effets voulus sont eux-mêmes inclus dans la cause effisciente, par l’intermédiaire de la finalité qui avait été fixée. En ce sens, on ne construit pas un outil pour obtenir des effets imprévisibles, en tout cas pas jusqu’à une période récente.
Beaucoup de choses changent dans ce plan au moment où on introduit dans les machines de l’aléatoire, c’est-à-dire de l’incidence, c’est-à-dire de l’incident. C’est à partir de ce moment qu’il sera possible d’envisager un autre être de l’instrument. Nous voyons donc aujourd’hui à l’œuvre, et comme devant nos yeux, un changement dans l’ontologie et la genèse de cette technique, et il nous est signalé, si nous y prêtons attention, dans l’art technologique contemporain qui joue ainsi un rôle de signal et de précurseur dont nous ne
saisirons pas immédiatement la signification.
L’ontologie classique de la technique était fondée sur l’idée que c’était moins la fonction qui appartenait à l’outil que l’outil qui appartenait à sa fonction. Une fois que nous avons compris ceci de façon profonde, nous comprenons aussi que c’est en vertu de cette ontologie que la panne détruisait purement et simplement l’outil technique, puisqu’elle affectait l’être même de l’outil en touchant pleinement sa fonction. Par une telle compréhension, nous commençons à nous détacher de la compréhension naïve de la panne et à l’accepter dans son opérationnalité actuelle.
L’ontologie est bien souvent une topographie où il s’agit de trouver une demeure stable, avec sa porte, ses fenêtres et son toit qui ferme le ciel comme l’horizon de la steppe26 . L’ontologie technique repose sur une telle domiciliation où l’outil habite dans son fonctionnement, et où, sortant de cette demeure, il est anéanti et n’existe plus que comme matière inerte. La dynamique ontologique de la technique classique est la fonction.
D’ailleurs, reportons-nous à présent vers l’expérience de la panne. Que ressentons-nous habituellement face à elle? Comment voyons-nous concrètement l’instrument technique? Il ne sert plus à rien, il n’est même plus un instrument mais quelque chose qui est seulement bon pour être jeté, et de ce fait il « ne peut s’atrophier, parce qu’il n’a jamais rapport au service, parce qu’il n’a pas la possibilité de l’aptitude. Il ne fait que servir à… et pour cette raison, il ne
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peut etre que détruit. » L’aptitude, c’est la possibilité de définir une finalité et une utilisation, aptitude qui appartient à l’être humain qui produit un étant technique. Peut-être faudrait-il voir alors en quoi « il ne s’agit plus de confronter l’homme et la machine pour évaluer les correspondances, les prolongements, les substitutions possibles ou impossibles de l’un et l’autre, mais de les faire communiquer tous deux pour montrer comment l’homme fait pièce avec la machine. L’autre chose peut être un outil, ou même un animal, ou d’autres hommes. Ce n’est pourtant pas par métaphore qu’on parle de machine : l’homme fait machine dès que ce caractère est communiqué par récurrence à
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l’ensemble dont il fait partie dans des conditions bien déterminées. »
Si l’outil incorpore sa fonction, qui constitue son « propre », son identité comme son être, – empruntant un exemple cher à Heidegger27 -, nous pouvons remarquer que nous attendons d’une gare, qui est une technique comme une autre, qu’elle disparaisse comme gare. En effet, qu’est-ce qu’une gare qui fonctionne parfaitement? C’est une gare où nous n’attendons pas les trains qui arrivent dès que nous arrivons. Ainsi la gare disparaît comme gare, nous n’avons pas le temps de la voir comme gare, avec ses briques et ses charpentes métalliques, son distributeur de boissons et ses bancs en bois. Une gare utilisable est une gare qui ne nous contraint à aucun arrêt. Comment expliquer cette disparition ontologique? Est-ce la fonction qui l’organise?
Avec Information nous voyons les parasites comme ils sont, une matière 28 29 vidéographique, des pixels incandescents sur l’écran. Information dévoile cette matière en tant que telle. Par contre, dans le cas d’une interruption télévisuelle, un panneau excuse de l’arrêt en venant cacher le brasier qui vibre derrière. Dans ce dernier cas, la fonction aspire l’outil en faisant disparaître un aspect pour le moins important de l’outil, l’outil en tant que matière. Mais on peut même aller plus loin et affirmer que la fonction organise cette occultation car elle ne fonctionne qu’à cette disparition stratégique, ce sont tous les plans techniques, la maîtrise et le contrôle, toutes les petites guerres des comités d’éthique qui surveillent le bon déroulement des opérations. Cette quasi-invisibilité de la matière, provoquée par le déploiement de la fonction, met en cause l’ontologie classique de la technique. Comment serait-il possible de rendre compte de l’instrumentalité de l’instrument en l’oblitérant radicalement?
La panne est quelque chose qui met hors de (chez) soi le fonctionnement. Regardez comme il voudrait lui résister. Regardez ses services de maintenance dont l’objectif est de maintenir la suprématie du fonctionnement. La panne interrompt quelque chose sans doute, mais, et c’est là une découverte, elle n’interrompt pas l’instrumentalité comme telle, mais seulement la fonctionnalité attribuée à l’instrumentalité. Par la panne nous comprenons qu’il est possible de distinguer instrumentalité et fonctionnalité, ce qui ouvre de très nombreuses perspectives. L’interactivité des nouveaux supports de mémoire n’est pas seulement fonction de leur fonctionnement mais aussi de leur rupture, fracture, 30 dysfonctionnement, surprise, événement stupide ou signifiant, de toute une transversalité que le marché, je vous l’assure, cherche à tout prix à oublier.
La panne joue donc un rôle de révélateur esthétique. La question « comment ça panne? », est la question techno-logique par excellence. Si « l’outil peut soudainement se révéler inutilisable. Il devient alors en soi, un matériau brut »30 , dans le cas de ce qu’il est convenu de nommer les « nouvelles technologies » cette inutilisabilité est à portée de main comme une des parts importantes de l’instrumentalité. Dans la panne, l’outil classique révèle sa matérialité d’outil sans la médiation du fonctionnement, qui joue donc le rôle dévolu par Kant au schématisme de l’entendement. C’est pour cette raison esthétique que la panne semble brute, elle est hétérogène par rapport à la pensée et à ses catégories, la pensée ne parvient plus à la saisir, et ce dessaisissement l’effraye, alors elle tente de dire que ce n’est pas dû aux limitations de sa conceptualisation, mais à l’idiotie de la panne.
Lors de la panne, un drôle d’escamotage a lieu où nous ne parvenons jamais à penser l’outil-panne mais seulement, et toujours, l’outil-fonctionnement, alors même que nous avons affaire à la panne. Ce que nous voulons dire c’est que la panne est une instrumentalité à part entière, comme en témoignent les œuvres technologiques, et que cette instrumentalité nous reste malheureusement étrangère, nous qui ne la voyons que comme privation et manque de fonctionnement. Il ne faudrait plus voir la panne comme un trou mais comme un mont, non comme un vide mais comme un plein, lui laisser au moins
cette chance, sinon, dans les expositions, encore et encore, on demandera « à quoi ça sert? A quoi ça pense?» Mais la pensée des œuvres, à supposer qu’elles aient quelque chose de cet ordre, ne sert à rien car elle ne sert personne, elle n’est pas servitude.
Pourquoi la panne énerve-t-elle tant? Lors de la panne une distance et un écart s’ouvrent brutalement entre l’a-fonctionnalité de l’instrument et la persistance de la fonction de l’outil, ce qui prive l’esprit de la représentation habituelle qu’il a de l’outil technique dans lequel la fonction et la matière collent comme elles se collent dans le plan de fabrication. L’outil devient étrange, hors de soi, sa matière est expulsée comme sa fonction, Unheimlichkeit, l’heimatfait à présent défaut, nous ne sommes plus domiciliés dans la fonction ou ailleurs, nous sommes à une bordure, une frontière, lieu de conflits et de rencontres.
Lors de la panne, l’outil est là et en même temps il n’est pas là. Sa présence est mais sa fonction persistante se dérobe. Disons maintenant que la panne continue, cette durée va nous énerver plus encore, car c’est le temps lui-même qui comme éloignement se dévoile à son tour. Le temps est long, terriblement long avec la panne. On finit par le compter, nous qui faisions confiance aux horloges. L’énervement est fonction d’une espèce d’hyper-réalité de l’outil qui est de plus en plus présent dans son autonomie. Il nous dit « je ne dépends pas de toi! Je ne dépends pas de toi! », nous sommes démunis, nous sommes appauvris, nous sommes pauvres.
L’inutilité permet de faire face à l’instrument technique en tant que telle, dans sa matérialité. La causa materialis aristotélicienne n’est plus soumise à la 31 causa efficiens, elle se libère et se laisse voir pour ce qu’elle est pour la première fois. La matière est alors hors de (chez) elle, c’est-à-dire de ce qu’on avait fait prendre pour « elle », la causa finalis, cette finalité qui l’occultait. Nous avions presque oublié que cet ordinateur était un morceau électrifié de plastique, obsédé par l’écran, nous n’apercevions plus sa forme non plus ni ses courbes.

3 – 2 « EN PANNE »

Nous nous promenons à présent dans une exposition. Notre temps de vision est limité, nous marchons le long des couloirs blancs et impersonnels. Brusquement une masse métallique grise plantée là dans un décor oublié. Un message est scotché dessus : « EN PANNE ». En panne, cela ne veut pas dire « panne », cela ne signale pas un événement, mais par le « en » de la panne c’est la continuation de l’instrument au moment même de la panne qui est indiquée. C’est pour cette raison que l’on pourrait croire qu’il s’agit là de la démonstration du caractère temporaire de la panne. « En panne » cela veut dire, « pour un moment », « excusez nous », on nous prévient que quelque chose d’imprévu est survenu.
Or nous sommes des visiteurs et nous ne voyons l’objet dont il est question que sous cet angle de l’en panne, l’objet se donne lui-même sous cet aspect de la visitation. L’œuvre n’est que traversée. Loin d’être un incident temporaire, l’œuvre technologique en panne est une immobilisation qui détruit l’idée même de fonctionnement, car ce n’est pas la permanence du fonctionnement qui est suspendue au-dessus du caractère temporaire et particulier de la panne, c’est bien le contraire, le fonctionnement est suspendu à la condition de la panne.
La panne peut toujours survenir, imaginez-vous les craintes des conservateurs d’œuvres technologiques et des techniciens qui s’en occupent, qui s’en occuperont : « espérons que cette fois-ci il n’y ait aucune panne, parce qu’alors on risque bien de se moquer de nous », et ils diront : « ah la technique, vous savez! » en rigolant. Il y a en cette crainte une position affective nouvelle. La panne technologique n’est pas le long et permanent vieillissement des peintures qui pourront toujours être rattrapées par des laboratoires de restauration à haute technicité. C’est justement parce que la panne de l’œuvre survient brutalement qu’une certaine permanence de sa possibilité devient à son tour possible : elle peut toujours arriver, tandis que le fonctionnement ne peut pas constituer un événement, mais seulement une circulation continuelle. Et les conservateurs n’ont pas encore pris la mesure du caractère positif de cette instabilité technologique et de la permanence fondamentale de la possibilité.
Dans le domaine économique, on parle souvent d’expertise informatique où les logiciels sont considérés et jugés selon leur stabilité. On dit d’un logiciel qu’il est stable lorsqu’il n’a plus beaucoup de bugs, ou, plus précisément, lorsque ces bugs, et il y en a toujours, nous font perdre un temps inférieur au temps gagné par le logiciel comparé au temps que nous passerions sur un logiciel concurrent. On voit bien que par une telle expertise on suppose la possibilité, serait-elle idéale, d’un Eden où il n’y aurait plus de frein à l’utilisation informatique, plus de bugs, plus de panne.
Avec l’« EN PANNE », dont il faudrait faire l’étude systématique dans les expositions d’œuvres technologiques, nous ne savons plus de quelle manière nous comporter, soit nous passons notre chemin en pressant le pas, soit nous nous arrêtons plus longuement encore que pour les œuvres qui « fonctionnent », et nous tentons de reconstruire mentalement le fonctionnement de cette œuvre. Dans tous les cas nous restons à la lisière du problème qui est ici en jeu, car en regardant les œuvres qui « fonctionnaient » nous n’étions pas même capables de comprendre leur caractère hors-la-loi, d’être sensibles aux pannes qu’elles nous faisaient rencontrer.
Bien sûr la panne marquée et soulignée par un petit panneau d’excuse n’est pas du même ordre que les pannes aménagées par les œuvres, mais il n’empêche qu’elles questionnent toutes deux l’identification entre l’instrumentalité et la fonctionnalité. Et c’est pour cela que nous perdons nos repères et nos marques face à elles, d’une manière plus proche qu’il est possible de le penser. Car ce qui donne, dans l’ordre technique, une réalité à l’outil, ce n’est pas l’outil lui-même, qui apparaît dans sa matière alors même qu’il disparaît. La réalité technique est la fonctionnalité, et nous avons encore du mal à comprendre combien tous nos jugements esthétiques sont soumis à cette détermination.

3 – 3 LE PARASITE INTERACTIF DANS LE LABYRINTHE

La panne, c’est le défaut de fonctionnalité, c’est le défaut ontologique par excellence, la panne ek-siste. Quelque chose se retire avec la panne, mais l’instance qui retire la fonctionnalité n’est pas la même qui l’avait mise au point, ou qui avait cru procéder à une telle opération. Qu’est-ce à dire? L’être humain croit que la technique dépend de lui parce qu’il en fixerait la fonctionnalité qui est ce qui donne toute sa réalité, au moment de la production et de l’utilisation, à l’instrument technique. Or cette fonctionnalité peut, pendant un temps plus ou moins long, faire défaut, et ce n’est pas l’être humain qui a décidé de la panne. Nous remarquons bien que la panne nous signale quelque chose que nous voulons à tout prix oublier : une certaine autonomie de la technique, ou tout du moins le fait que nous la déterminons autant qu’elle nous détermine.
Ce qui nous dérange dans la panne c’est qu’elle ne vient pas de nous, mais de la machine elle-même qui s’est, comme on dit, « mise en panne », et de cette façon l’être humain doit briser sa solitude et s’ouvrir à quelque chose qui ne lui est même pas apparenté. Ne parvenant pas à sortir de son anthropomorphisme « naturel », il préfère dire : « la panne, c’est sûrement moi qui me suis trompé quelque part. J’ai dû faire une erreur dans le plan de fabrication. Allez, sale machine, retourne à l’atelier. » Nous refusons encore la panne en sa technicité, nous revenons, malgré les signes délivrés par la panne, à nos plans et à notre volonté.
Une pièce plongée dans l’obscurité. Au fond de cette pièce un écran sur lequel est diffusé un visage anthropomorphe. Muni d’un capteur de position, le spectateur peut alors se déplacer et déplacer, dans le même mouvement, ce visage en image de synthèse qui se tourne et se retourne, qui va à droite, qui va à gauche, comme un jeu de miroir.
Brusquement L’Autre se rebiffe. Il ne nous suit plus. Il se tord. Des pointes apparaissent. Nous étions-nous approchés trop près? Que se passe-t-il? Une panne? Le masque synthétique joue de l’ordre et (de son) désordre, il est in the order et out of order, il joue de cette différence et ne fait émerger l’un qu’à la différence de l’autre. L’inextricabilité du programmable et de l’improgrammable est ainsi soulignée. Nous ne voulons pas parler ici du programme même qui conditionne numériquement le masque, mais l’effet de programmable qu’on attribue à l’utilisateur de par son capteur de position.
Qu’allons-nous faire face à ce visage que ne répond plus à nos ordres? La question ne se pose pas dans l’instant de l’expérience de l’œuvre, nous réagissons, voilà tout. Et à ce point apparaît clairement le fait que nous sommes repérés autant que nous repérons, qu’une fois encore le masque peut se retourner et nous dévoiler le vide de son intériorité.
Sans aller plus avant, il nous semble que cette perturbation très simple de l’Autre signale une voie intéressante, si ce n’est indispensable, dans le domaine de l’interactivité. En analysant les réactions du public et des utilisateurs de cette œuvre, nous avons remarqué que les seconds qui nous intéressent ici, sortaient de la salle avec un sentiment de puissance. Ils estimaient que cette œuvre, malgré sa simplicité qui pourrait, aux yeux de certains, cacher son importance, parvenait à un haut degré d’interactivité. Or un spécialiste pourrait se moquer : « quoi de l’interactivité, mais vous rigolez, cela bouge à peine ! » Mais ce que le spécialiste aura ainsi oublié, c’est la différence qui est liée à cette œuvre. C’est interactif, ne veut pas dire que l’œuvre est soumise à nos moindres désirs ou que nous avons une part de créativité dans le processus, mais que l’œuvre nous perturbe, et ceci ni en nous plongeant dans la perplexité d’une panne complète et naïve, ni en fonctionnant à plein régime, mais en faisant jouer la différence entre différentes modalités d’instrumentalité. Avec l’Autre, l’instrumentalité est alternativement fonctionnelle, comme un miroir, et inutilisable, comme pointes.
L’interactivité n’est pas le miroir dédoublé d’une activité paire, l’égalité cybernétique des informations en entrée et en sortie, mais le parasitage où il y a plus en entrée que ce que l’on peut recevoir, par exemple en bougeant beaucoup trop pour être repéré par les capteurs de position, où encore il y a beaucoup plus en sortie qu’en entrée, on offre de l’imprévu, une information nouvelle, ou alors le rapport entre ce qui entre et ce qui sort n’a plus aucun sens.
Le parasitage n’est pas le parasite, ces plantes « qui naissent et croissent sur d’autres corps organisés morts ou vivants »31 , mais une perturbation qui, se faisant prendre pour quelque chose qui vient de l’extérieur, se greffe sur la fonctionnalité attribuée à une technique. Le parasitage implique un terrible système de réversion où on ne sait plus différencier ce qui vient du dedans de ce qui vient de l’extérieur.
L’œuvre devient l’inutilisable « en personne », parce que n’étant à
personne, et surtout pas à l’artiste, elle est à tout le monde. Il y a dans l’interactivité un nécessaire devenir-anonyme, comme s’il s’agissait avec elle de mettre au point « un instrument inconnu dont on n’aurait pas eu l’emploi (…) qui ne se prêtait à rien, qui se défendait, se refusait au service et à la communication. En elle quelque chose d’atterré, de pétrifié. Elle eût pu faire songer à un moteur arrêté. » L’interactivité n’est pas « au service de », elle n’est pas une dialectique entre l’homme et la machine, dernier avatar d’un imaginaire commun quant à leur rapport. Elle ne communique pas, car malgré son implantation dans les logiques cybernétiques, elle n’en adopte pas le logos, c’est-à-dire ici la rhétorique. Il y a même plus que cela, une résistance quant à toute fonctionnalité possible.
La panne n’est pas semblable à un accident qui « advient fortuitement ». L’accident est in the order, il « n’est pas essentiel par soi-même »32 32 33 , c’est-à-dire qu’il reste toujours dépendant de la fonction instrumentale. D’ailleurs ne parle-t-on pas des « accidents du terrain » pour signifier de simples variations qui font parties du terrain lui-même? L’accident n’affecte pas nécessairement le fonctionnement, ce qui est accidenté peut être autre chose que la fonction. C’est un événement à la périphérie, il ne touche pas le centre, il est temporaire, relatif et appelle à soi la réparation d’un spécialiste qualifié. La panne n’évite pas la reconduction à la finalité du plan technique dont
elle est, en fin de compte, le simple produit.
La panne n’est pas non plus un virus, image sur-utilisée aujourd’hui pour désigner tous les phénomènes concernant la perturbation, tout particulièrement dans la sphère Cyberpunk. Le virus suppose une médiation, il est cette contagion qui vient de l’extérieur en passant par un support, en traversant une pellicule et en venant s’accrocher à des cellules saines. Or la panne c’est ce qui, justement, n’a pas été transmis et ne pourra jamais l’être, car elle refuse toute médiation. Dans l’esthétique de la panne que nous avons commencé à esquisser, et ce n’était qu’une esquisse, nous voyons bien que la panne a quelque chose de disproportionné qui ne peut pas être assimilé, parce qu’elle dépasse les bornes et les limites, parce qu’elle n’est pas appréhendable selon le mode de l’anticipation.
Der Wald, une plate-forme hydraulique sur lequel un moniteur diffuse les images d’une forêt. Le spectateur peut bien monter et s’asseoir sur le fauteuil disposé en face du moniteur, il pourra même saisir une manette et pénétrer dans l’espace représenté, les pistons bougeront et accentueront l’effet de mouvement. Restreignons la description à ce bref résumé, car ce qui nous intéresse là est la confrontation de l’interface à l’espace de la forêt. En effet, rien de plus fonctionnel qu’une track-ball de ce type, les mouvements sont parfaitement coordonnés, et on voit ce vers quoi la main s’est déplacée. La fonctionnalité est ici celle de la direction et de l’orientation, on navigue dans l’espace selon le mouvement voulu. Mais cette interface s’accroche à une représentation paradoxale, et c’est cette représentation qui est hors de l’ordre, c’est elle qui est, en ce sens-là, en panne, mais c’est d’une panne étrange dont il s’agit. En effet, la forêt est interminable, elle n’a pas de latéralité, pas de profondeur. Alors même que nous suivons le conseil de Descartes, nous demandant d’aller tout droit lorsque nous sommes perdus, nous ne parvenons pas à sortir de cette forêt. Elle n’a ni haut ni bas, puisque chaque unité d’arbre est reproduite en haut et en bas, sans racine, mais seulement avec des branches dirigées vers un no man’s land qui n’est ni le ciel, en haut, ni la terre, en bas. L’artiste confronte ici une interface d’orientation à un espace qui lui est hétérogène parce qu’il ne permet aucune direction.
C’est lorsque l’usage devient impossible dans la fonctionnalité spatiale, qu’il est permis de dériver sans fin ni but. Le labyrinthe de Der Wald met en place une panne entre l’interface de navigation et l’espace, et ceci en suspendant la cause finale. En effet, la finalité est suspendue, elle ne joue plus, nous sommes, pour reprendre un terme qui nous est cher, en « partance ». Du fait que l’espace n’a pas de finalité, le réseau qui retient la cause finale, formelle et matérielle autour du projet de la cause effisciente, s’effondre. De là un plaisir de dérivation, de navigation sans fin tout différent des « autoroutes de l’information », des pistes balisées d’Internet, ou plus exactement de ce que le réseau est devenu aujourd’hui et deviendra de plus en plus en se commercialisant.
Le labyrinthe est labyrinthe sans avoir de plan. Il garde son instrumentalité sans fonctionnalité, celle-ci consisterait-elle même à se perdre. L’ontologie des œuvres dépasse, et de loin, la fonction. Information lie la panne à l’instrumentalité et délie donc cette dernière de la fonctionnalité. L’Autre parasite l’interactivité et la rend, par ce point précis, possible. L’installation fonctionne mais imparfaitement. Der Wald suspend la finalité, une des quatre causes aristotéliciennes, et tout le réseau de renvois qui siège dans la fonctionnalité. A partir de ces œuvres, nous voyons que l’art souligne un champ oublié de la technique, qu’on simplifie par une froideur glaciale.

3 – 4 LA CONSERVATION DU RESEAU INSTRUMENTAL

Mais il nous faut encore soulever une autre caractéristique de la panne, car elle n’est pas un phénomène réduit à un seul étant, celui qu’elle affecterait. Ses conséquences sont bien plus étendues que nous aurions pu nous y attendre.
La panne, c’est la relation du temps au possible. C’est elle qui ouvre le temps comme horizon, c’est-à-dire comme à venir imprévisible, inanticipable. Et elle est un fait technique, le fait technique par excellence. On pourrait alors se demander : comment conserver les œuvres technologiques? De quelles façons préserver « la présence revenante d’époques révolues dont le témoin matériel est un medium »34 ? De plus en plus d’entre elles utilisent des systèmes informatiques avec encodage (input) et décodage (output). Or ceux-ci sont intégrés à la machine elle-même, alors que, par exemple, pour l’écriture sur papier, le système d’encodage est dans l’écrivain, tandis que le système de décodage est dans le lecteur. Cette différence fondamentale entre les nouveaux et les anciens supports pose d’énormes difficultés. Le numérique suppose un encodage qui n’a aucun rapport isomorphique à l’encodé, alors que le signal analogique établissait une identité. C’est dire s’il est extrêmement difficile de retrouver la trace d’une œuvre technologique à partir de son unique support.
Les œuvres sont dépendantes de cette extériorisation machinique de l’écriture et de la lecture, elles ne peuvent pas se passer des ordinateurs, et ceci est un fait fondamental dans la culture humaine. Imaginons cette situation : dans quelques siècles, des êtres trouvant un tableau, ils le regardent, l’aiment ou le détestent, mais sont d’une manière ou d’une autre sensibles (ou in-sensibles) à ce qu’ils ont ainsi perçu. Maintenant ils creusent un autre trou et tombent sur un CD-Rom. Ils n’y voient rien que le CD-Rom, qui brille bien sûr, qui renvoie leur image, mais qui n’offre pas ce qu’il contient de lui-même parce qu’il y a séparation entre le support et le matériel de lecture. Le système esthétique de ces êtres ne serait pas même touché par une telle œuvre, parce qu’ils n’auraient aucun accès à elle.
Faudra-t-il créer des banques d’ordinateurs, conservant nos chères machines pour décrypter les œuvres passées? Existera-t-il une archéologie informatique qui aura comme but, à partir d’un support quelconque, de retrouver le type de codage et pourquoi pas de recréer une machine permettant de le lire? Décoder une œuvre informatique cela s’apparenterait à une enquête policière, avec la pièce à convinction et les témoins, avec une œuvre dont on ne sait plus si elle est là, sur le support, dans le décodeur, ou encore dans le moment même du décodage. Cette situation pourrait bien mener à la multiplication des chefs-d’œuvres inconnus, si chers à Balzac. Cet à venir de l’œuvre est aussi son devenir, elle est l’archéologie du présent que suppose toute œuvre.
Nous voyons bien que la technique est la panne comme la panne est la technique. Les choses semblent s’infecter et s’étendre, ce n’est pas un virus, c’est une épidémie peut-être. L’encodé et l’encodeur, la machine et le support,
l’écrivain et le lecteur.
Pourquoi tous ces rapports, toutes ces connexions, toutes ces relations à partir d’un instrument technique? C’est que ce dernier est toujours lié à d’autres choses. La technique c’est justement ce qui machine avec d’autres machines, il n’y a de machine que branchée. « Prenons l’exemple secret du Réseau : en appelant un numéro de téléphone non attribué, branché sur un répondeur automatique (« ce numéro n’est pas attribué… ») on peut entendre la superposition d’un ensemble de voix fourmillantes, s’appelant ou se répondant entre elles, s’entrecroisant, se perdant, passant au-dessus, au-dessous, à l’intérieur du répondeur automatique, messages très courts, énoncés suivant des codes rapides et monotomes. »35 La panne est cet endroit de conjonction et de disjonction, elle est le point où se croisent et se décroisent les techniques.
La panne dont nous parlons dès la première partie n’a pas été réglée. Elle continue. Elle est de plus en plus énervante. Nous avons bien essayé de dire et d’expliquer la panne et l’instrumentalité, la fonctionnalité aussi. Mais cette panne continue, elle nous nargue presque alors même que nous ne saurions la personnaliser. Que se passe-t-il maintenant dans cette continuité? Ce n’est plus seulement cet outil qui est en panne, c’est l’espace entier qui se révèle dans sa brutalité.
Nous étions, voilà une heure, encore un peu embarrassés, des idées et des sentiments se mêlaient. Il y eut, souvenons-vous, un certain sentiment d’impuissance, et puis après de la résignation. C’était en panne, il n’y avait rien à faire, alors nous sommes allés ailleurs. Mais l’objet commençait à nous obséder. Il est là, trop là peut-être, si une telle chose peut exister, et elle peut ek-sister. Et puis, l’énervement, brutal comme pour répondre à cette autre brutalité de l’arrêt, de la suspension et de l’inutilisable. C’est cela, de l’énervement, comme un insecte qui tourne autour de notre tête, nous aussi nous nous mettons à bouger comme un insecte, avec cette main qui s’agite, qui s’agrippe, qui balaye en tous sens. Nous savons que cet énervement est le signe d’une agitation intérieure, à cette déconstruction sauvage de notre statut d’utilisateur. Nous le savons, mais nous sommes énervés.
Quelque chose s’est relâché maintenant, comme si nous étions stabilisés. Ce n’est plus de l’énervement, c’est plus sec et plus froid, c’est comme si nous étions apaisés. Oui, c’est bien de l’indifférence, une forme d’impassibilité, mais elle ne semble pas venir de la panne, plutôt du plus profond de nous-mêmes, et nous regardons l’instrument. Il ne bouge pas, il n’a d’ailleurs jamais bougé. Quel est-il?
Cette indifférence, ce n’est pas la résignation, ce n’est pas l’acceptation d’une perte qu’on aurait rejetée dans le passé. Non, ce n’est pas de la nostalgie, ni même de la mélancolie. Cela nous touche insensiblement, et c’est cette insensibilité qui nous touche. Que se passe-t-il?
Cet objet nous agace moins qu’il nous indiffère, mais cette indifférence peut sembler paradoxale, car c’est justement parce que l’objet nous est différent qu’il nous est indifférent. L’objet ne se soumet plus à notre volonté, alors nous le 36
laissons de côté, comme on dit « on ne le sent plus ». C’est un changement dans notre relation ontologique par rapport à la technique, car sa réalité a changé et son esthétique aussi. Et pourtant il « ne présente en soi pas de différence », il est en panne. Cet en-soi de l’indifférence se retourne vers un en-moi (le sujet, l’observateur) de l’indifférence. L’in-différence est ici l’intérieur retourné de la différence, la difficulté, l’impossibilité d’en saisir les bords, l’éternelle dérobade. Et sous cette indifférence, un reste – minime il faut bien l’avouer – d’énervement car, il faut encore l’avouer, cela devrait fonctionner, cela devrait avoir une utilité prévisible, tout est là, la matière, la forme, les différents mécanismes qui coulissent, mais l’énergie et la circulation des flux sont radicalement absentes et transforment l’objet en une chose morte et un poids mort.
La panne c’est comme un poids mort, malgré le nom, ce n’est pas du tout léger, c’est très lourd. Car rien ne nous aide à le porter, à le supporter, nous n’avons plus d’appui. il ne pousse pas avec ses jambes pour que nous puissions le traîner, il n’agite pas les mains pour s’appuyer sur les murs et nous faciliter un peu la tâche, car toutes ses extrémités sont touchées par la scarlatine. Alors pourquoi le porter, pour s’en charger? Quelle est la responsabilité que nous avons contractée à son égard?
Il y a dans cette géne une séquelle profonde du fonctionnement technique, comme une fêlure transcendantale du sujet. La panne nous met face à la pesée de l’objet et l’impact de la réflexion semble se détourner et se retourner vers nous de plein fouet, elle tape alors sur le système de référence et de correspondance esthétique qui permettait de schématiser encore un peu. L’indifférence c’est le sentiment même de la panne, comme elle elle est un vide, une urgence, un manque indéterminé que rien ne viendra jamais combler. Alors « d’une certaine manière, il vaudrait mieux que rien ne marche, rien ne fonctionne. Ne pas être né, sortir de la roue de la naissance, pas de bouche pour téter, pas d’anus pour chier. Les machines seront-elles assez détraquées, leurs pièces assez détachées pour
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se rendre et nous rendre au rien? »
Quelle est donc cette masse et que dévoile-t-elle? Il nous faut revenir à l’instrumentalité du fonctionnement qui est soumis à une fabrication planifiée et finalisée, et ne pas oublier les enseignements de Der Wald et de L’Autre. Si « la machine est un util et, comme tel, elle sert à… Tout util est, d’une manière ou d’une autre, un produit de la fabrication (…) La fabrication procède – pas simplement comme fabrication mais comme production – suivant un plan. Tout plan n’est pas un plan de fabrication (plan de voyage, plan d’opération militaire, plan de réparation). Dans la production d’util, le plan est déterminé d’avance par l’utilité de l’util. Cette utilité se règle anticipativement sur le «à quoi» doit servir l’util et même la machine. Chaque util n’est ce qu’il est comme il est que dans une connexion. La connexion est à chaque fois déterminée par l’entièreté d’une conjointure. »36 37 Nous comprenons par là qu’une technique particulière dans son être même instrumental entretient de nombreux liens, et de toutes sortes, avec elle-même mais aussi avec d’autres étants.
Avec elle-même, et c’est de là dont elle tire l’unité de sa représentation, car elle est une circulation continue, le passage du mouvement d’une pièce à une autre ou la transmission de datas d’un microprocesseur à la RAM, de la RAM au disque dur. Lorsque la technique fonctionne, tout est passage et fluidité, tout devrait l’être en tout cas, aucune aspérité ne pourra s’échapper; ça glisse, ça circule, en tous sens, d’ailleurs on a pas besoin de connaître ces sens. Mais lorsque la panne survient, alors ce réseau de renvois éclate en mille fragments : tel piston ne renvoie plus à une pièce coulissante, le piston est piston comme piston et la pièce coulissante comme pièce coulissante, rien de plus, quelque chose s’est arrêté avant terme, quelque chose n’est pas né.
Il y a là une brutalité de la matière et des morceaux de la machine car la circulation a été suspendue. Il s’agit là d’une véritable obstruction qui coince, qui ne passe pas, dans la machine, dans l’intellect, un engorgement de la matière, un embarras, comme si paradoxalement le vide que semblait constituer la panne nous obligeait à faire face à un nombre si important d’éléments que nous ne parvenons plus à les appréhender. La panne ferme la voie, elle est une paralysie, une apoplexie de la représentation.
« L’outil est endommagé, le matériau inapproprié, etc. En frappant ainsi l’attention (Auffâlligkeit), l’ustensile à-portée-de-main se donne comme n’étant plus tout à fait à-portée-de-main mais déjà devant-la-main, glisse d’un mode de présence à l’autre. L’être devant-la-main commence à apparaître quand l’être à-portée-de-main commence à disparaître et inversement (…) Un seul ustensile manque et tout devient inutile (…) Obstruction (Aufsâssigkeit). »39 L’outil est habituellement là, à portée de la main, car c’est la main qui définit sa proximité avec lui38 39 . Mais lorsque la panne survient c’est l’outil qui s’impose à la main comme étant devant elle, elle lui fait face et la main n’espère plus parvenir à la manier. Le glissement entre les formes de la main et celles de l’outil est suspendu.
Mais il est nécessaire d’aller plus loin, car le renvoi effectué par la technique est aussi renvoi vers d’autres étants. En effet, une technique n’est pas coupée du reste du monde, car le monde c’est justement ce qui (nous) reste, c’est ce débris insensé et mal dégrossi. La technique modifie notre rapport au monde d’une manière que nous percevons encore à peine parce que cette modification intervient dans la quotidienneté la plus muette. En ce sens, Heidegger pouvait écrire que « la technique moderne ne se borne plus à des aménagements isolés de notre environnement, elle n’est plus enracinée dans le monde naturel. Au contraire, elle insère le monde naturel dans un réseau singulier de relations, où elle transforme les objets de ce monde (ainsi que ceux pris en vue par les conceptions antérieures de la «nature») en simples objets d’un commettre qui ne se soucie exclusivement que d’en obtenir un rendement. Ce rendement est à son tour commis à autre chose, les commissions renvoient les unes aux autres, si bien que tout, la réalité tout entière est emprisonnée, embrayée dans leur réseau. »40 Ce réseau concerne l’industrialité comme telle, par exemple la manière dont nous concevons le charbon non plus comme
charbon mais comme énergie potentielle, qui est fondée sur la même mesure que toutes les énergies envisageables. La matière se perd dans son rendement, impersonnalisée pour pouvoir être transformée, elle est aliénée. De là la construction d’un immense réseau, que certains nomment aujourd’hui, comme un cliché, la complexité du monde, et qui est plutôt une interdépendance de chaque objet qui dépasse paradoxalement le déterminisme classique.
Cela circule dans la machine entre chaque petit morceau. Mais cela circule aussi de la machine au monde, et tout particulièrement au monde-machine. Les flux et ses coupures sont encore une circulation sans fin. La main est une machine à saisir le stylo, le stylo s’écrase sur le papier, lui-même posé sur une table qui s’efforce de tenir sur un parquet appartenant à un étage d’une maison faisant partie, elle-même, d’une rue, d’un quartier, d’une ville, d’une région et d’un pays. « Nous ne faisons l’amour qu’avec des mondes » écrivaient Deleuze et Guattari.
Le champ s’étend alors sur l’univers entier, flux et coupures, il prolifère à mesure qu’on le parcoure, son extension est la découverte du regard. Et ce réseau assure une certaine stabilité du regard, il assure que tous les éléments s’emboîteront les uns dans les autres docilement, sans se faire remarquer, sans rien dire, puisque seule compte alors la fonction. Cette stabilité procure un sentiment de sécurité : l’orthographe s’écrit sur un papier qui en assurera la durée, cela signifie que le stylo est bien chargé d’encre, que cette encre est visible, et que la main fonctionne donc bien, c’est elle qui est censée donner les ordres, etc. Tout cela ne se fait pas remarquer, ne doit pas se faire remarquer.
Lorsqu’il y a une panne, un phénomène fondamental a lieu. Brusquement le renvoi de la machine, dans la machine, hors de la machine est radicalement perturbé. Le réseau qui mettait en place la relation entre l’être humain et le monde se brise en un point, donc en tous, et c’est justement cela qui se fait remarquer, c’est justement cela qui nous gêne et qui nous perturbe à notre tour. Cette masse dense du réseau, de la matière que nous avions oubliée, nous qui n’apercevions plus les étants que selon le modèle d’une instrumentalité fonctionnelle. La circulation était globale, la perturbation est contagieuse sans être virale, un point c’est tous les points, car tous les points de la technique sont équidistants : « je pourrais dire moi comme je pourrais dire cet homme, tous les hommes. »
Le réseau de circulation tel était le référent de la machine et de chacune de ses pièces adjointées dans le fonctionnement. Le réseau comme référent, comme idiotie et singularité du référent, comme ce qui bouche les bords, si tout du moins des bords sont avant tout des trous. De ce fait, « les dysfonctionnements de la batterie d’ustensiles découvrent l’être devant-la-main et l’être-à-portée-de-main comme tels (…) Dans une perturbation du renvoi, dans l’être-inemployable-à…, le renvoi devient explicite (…) La rupture de la connexion référentielle annonce au Dasein le lieu natif de son séjour et fait comprendre pourquoi le retrait du monde est nécessaire à la bonne marche de la préoccupation. »41
La négativité de la panne ne serait qu’un petit tour d’escamotage
maladroit, car, nous l’avons compris, elle est une voie d’accès au réseau de renvois ustensilaires et donc à notre relation au monde, et c’est peut-être aussi en ce sens-là que les œuvres nous toucheraient.
L’étre-inemployable-à suppose encore une Instrumentalité mais sans possibilité d’emploi, il y a encore là la persistance dans l’absence de fonctionnement.
La panne est le retrait du fonctionnement, sa mise en arrière-plan. Elle signale donc ce qui se met en retrait et semble disparaître, car ce qui est devant indique ce qui est en arrière-plan, l’oblitération est encore le signe de ce qui est oblitéré. Avec le fonctionnement rien ne se remarque, tout paraît semblable. Avec la panne l’événement se dévoile à partir de son oblitération. Et c’est en ce point précis qu’il faut trouver la raison qui motive l’énonciation de la panne comme catégorie esthétique : les œuvres n’ont-elles pas cette place excentrée d’inutilité qui dévoile le caractère insensé de l’utilité, couramment acceptée ou plutôt subie, celle du développement avancé en particulier?
Il y a encore un dernier fait à souligner et qui peut, là encore, sembler paradoxal : si « la «nature» est initialement saisie comme ce qui contribue utilement ou fait obstacle à l’utilisation préoccupée du monde comme réseau instrumental »42 42 , alors la déconstruction du réseau instrumental par la panne ramène la technique du côté de la nature, d’une matière qui surgit dans son autonomie, celle-ci fut-elle fantasmatique, sans nulle fonctionnalité, le poids mort dont nous parlions précédemment. Du côté du réseau, le renvoi est implicite, du
côté de sa déconstruction, le renvoi devient explicite et par là même l’instrumentalité persiste au-delà du fonctionnement, sans quoi la panne n’impliquerait nulle gêne. Mais quelle est cette Instrumentalité et comment comprendre l’être-technique en excluant l’idée même de fonctionnement? Si le fonctionnement n’est pas nécessaire à la technique, alors qu’est-ce que la technique, et en quoi cette indépendance de la technique par rapport au fonctionnement peut-elle nous permettre de mieux comprendre les œuvres? La question « qu’est-ce la technique? » n’est-elle pas liée au défaut de la technique comme défaut d’origine, et donc de causalité? Et l’œuvre ne donne-t-elle pas à penser l’énigme que constitue la possibilité de lire une « nouveauté », une « information » non déjà connue, l’événement qui permet l’esthétique?

X – VACANCE(S)

Le champ ouvert par la question de la panne est immense, et il est très surprenant que dans le domaine des arts technologiques il ait été, à notre connaissance, délaissé. Par un pareil oubli, les théoriciens risquent toujours de retourner, sans même le savoir, à une analyse fonctionnelle des œuvres technologiques, ce qui risquerait de les réduire à une détermination purement humaine.
Or, si la panne ne peut être une catégorie esthétique qu’en dysfonctionnant elle-même, c’est-à-dire en reconnaissant sans l’anticiper sa fragilité, disons même sa faiblesse, il apparaît distinctement que les technologies informatiques mettent en place de nouvelles instrumentalités qu’il s’agit d’analyser.
Nous avons repéré pour le moment trois espèces de panne :
– l’absence de fonctionnement,
– le parasitage,
– la suspension de la finalité.
Par la panne nous entendons l’émergence d’une nouvelle instrumentalité fondée sur l’incident, c’est-à-dire ici l’événement, ce qui a pour conséquence de remettre en cause l’image que nous nous faisons habituellement des technologies toutes soumises, le croyons-nous, au programmable. Or ce dernier donne aussi l’improbable, le possible et l’impossible à partir du retournement métaphysique que propose l’espace informatique.
La panne technique menace toujours. Éliminer cette menace c’est se soumettre à une volonté oblitérant l’esthétique et ne laissant plus aucune place au temps et à sa venue, à son don.
L’ustensile ne ressort que s’il manque. La fonctionnalité n’émerge qu’avec la menace de la panne. Et le regard circonspect s’ouvre sur le vide laissé par la panne, il aperçoit la vacance de la place. Cette vacance ouvre à son tour une contrée plus étendue qui est l’espace des renvois ustensilaires, mais plus encore du monde. « C’est en ne trouvant pas quelque chose à sa place que la contrée de la place devient souvent accessible pour la première fois et comme telle. »43 Le souvent de cette accessibilité indique une autre possibilité qui dévoile le sentiment fondamental de la situation : l’angoisse. Elle est en tous points similaire à la panne.