Un entretien réalisé pour l’Agence Culturelle départementale pour le dossier de presse de la résidence et de l’exposition « Archivés/Chavirés » qui aura lieu à partir du 28 septembre aux Archives départementales de la Dordogne.
• Pouvez-vous situer votre démarche dans le monde artistique d’aujourd’hui ?
Rejoignez-vous certains courants artistiques ? Si oui, lesquels ?
C’est assez difficile de se situer : les influences sont multiples. Je me sens à la fois proche d’artistes modernes (Laurence Weiner, On Kawara, Chris Burden, Morellet…) mais aussi de très contemporains, (Cerith Wyn Evans, Etienne Cliquet, Jocelyn Cottencin, les gens d’incident.net, ou encore Antoine Schmitt, Carsten Nicolai…).
Et puis je suis toute aussi influencée par la littérature, de Lewis Carroll à Jacques Roubaud que par le cinéma, la musique pop ou la linguistique.
Je n’ai pas la volonté de rejoindre un courant artistique. Le courant, quand on n’y prend pas garde, ça ne vous emmène pas forcément là où vous voulez, non ?
Mais je reste ouverte à tous les courants et médium, et il se crée naturellement des affinités esthétiques & connexions affectives et d’idées au gré des rencontres.
• Comment définiriez-vous votre travail ?
C’est une dérive constante liée au mot et à la textualité. Pour moi les mots, avant même de produire des images mentales, sont des images en tant que telles (des images, pas des signes).
Le langage, cette chose que j’utilise à chaque minute, reste pour moi un mystère, que je ne suis d’ailleurs pas du tout résolue à percer. Être émerveillée est un état qui me convient et permet de produire beaucoup de choses.
Mon travail observe, par ce biais, mais pas uniquement, le rapport qu’entretien quotidiennement l’homme aux technologies et se construit sur des dispositifs de visible/invisible, lisible/illisible.
Souvent il en résulte un principe de lâcher prise : comme un hors champ, l’acceptation d’une zone d’ombre, d’un territoire caché ou inatteignable physiquement. La fonction & l’issue de ce principe est d’agir comme renoncement et de permettre l’investissement de la part du spectateur dans la construction du récit en cours.
• Comment vous est venue l’envie de travailler sur les technologies numériques ?
Les technologies se sont développées au même moment que ma pratique d’artiste et ma vie quotidienne a été changée par l’apparition de celles-ci. Pendant longtemps, je me suis servie de la technologie comme outil, ce qui rétrospectivement m’apparaît comme un état nécessaire, mais assez léger. Puis un jour un incident assez anecdotique m’a fait prendre conscience que je devais les interroger en tant que système : j’ai cassé un verre en faisant la vaisselle et spontanément j’ai pensé : « Ctrl+Z », le raccourci clavier qui permet de revenir en arrière… Cela a révélé à quel point l’ordinateur m’affectait, jusque dans ma mémoire réflexive. J’ai donc produit une vidéo, « Soumission », et depuis mon travail sonde principalement les notions de traduction, de décalage, d’interstices dans notre lien aux nouvelles technologies.
J’essaye sans cesse d’inventer de nouveaux modes de relations aux autres par le biais des technologies, que ce soit par l’utilisation, la création, le déplacement et la mise en place d’interfaces graphiques, physiques. Ce qui m’intéresse dans la technologie, c’est l’humain.
• Pourquoi portez-vous tant d’intérêt pour la relation quotidienne entre l’homme et la technologie ?
J’y vois deux raisons principales.
Travailler avec la technologie, c’est travailler avec un système de langage (la machine informatique reste cela) qui est intimement lié à l’écrit.
Cette relation homme/techno est constante, profonde et il serait naïf de ne pas constater que depuis la révolution industrielle, d’abord la technique, puis la technologie prolifère à chaque minute et à chaque endroit de notre vie et la modifie, ainsi que la représentation que l’on en a.
Puis il y a aussi l’échec, qui est une constituante & un point commun essentiel entre mon travail (je considère que chaque production n’est qu’une suite d’échecs) et les technologies.
Une machine est souvent un objet dysfonctionnel qui « bug », plante, ou ne marche pas comme on voudrait. Dans ces moments-là , on peut en saisir toute sa dimension poétique, humaine.
• Vous avez déjà effectué plusieurs résidences. Que représente la résidence dans votre travail ?
Une résidence va varier d’un contexte à l’autre. Chaque fois, c’est une rencontre différente, un moment où l’énergie peut être concentrée sur une seule chose. Ce qui est commun à toutes, c’est la possibilité précieuse d’avoir ce temps de travail et de recherche.
• Quel lien tentez-vous d’établir entre le texte et l’image ?
Quand on travaille sur internet, on s’aperçoit vite que le code informatique, le texte donc, est une partie constituante de la structure de l’image. À l’inverse, je vois l’image comme étant une partie constituante de la structure du texte. Une représentation immédiate captée par l’œil avant même que le cerveau n’applique un sens (et une image) au mot lui-même. Il est intéressant d’envisager ce moment comme dénué de toutes interprétations, de tout à priori, comme un moment ouvert à l’attention (C’est par exemple flagrant quand le texte est mis en mouvement, que ce soit par le biais de la vidéo, de l’animation, etc.).
Et puis, dans un deuxième temps, le langage est un moyen beaucoup plus direct de passer un message. D’après Weiner, le langage en art se rapporte au matériau, il est entièrement matériel, mais n’en possède pas la lourdeur. Sous sa forme textuelle, je trouve le langage aussi moins encombrant, plus proche de l’idée, avec cette ambiguïté d’être à la fois image et texte.
• On remarque votre implication au sein du collectif incident.net depuis 1998. Cette collaboration a-t-elle une « incidence » sur vos recherches personnelles ?
Oui, beaucoup. Un des points importants et spécifiques de l’art numérique – notamment du travail sur internet – est l’intelligence collective (qui me semblait alors absent du milieu de l’art contemporain). Cette découverte, je l’ai faite avec les membres du collectif incident.net.
• Vous avez réalisé une installation intitulée « Sweet Dream » en 2008/2009 qui a généré une production de dessins. Quelle relation établissez-vous entre les technologies numériques et le dessin ?
Aucune à priori. Mais ils cohabitent très bien : )
La spécificité de « Sweet Dream » est de se développer en deux endroits géographiques distincts – une galerie, un centre d’art ou autre lieu public et ma chambre chez moi – et sur un principe déceptif, puisque l’un de ces lieux n’est pas accessible et que l’on a aucune image ni retour de celui-ci. Ce qui me semble important c’est que ces dessins, en se rapprochant des codes des kakémonos traditionnels, ont ce même rôle d’être des objets projetant le spectateur dans un espace inatteignable mais qui porte à la réflexion.
• Vous débutez votre séjour aux Archives départementales de la Dordogne. Comment ressentez-vous les lieux ? Sur quelles pistes de travail pensez-vous vous diriger ?
C’est toujours passionnant et difficile de se retrouver catapulté, de découvrir un lieu avec son histoire, ses règles, ses enjeux. J’oscille toujours entre l’envie de ne pas déranger et celle de prendre le lieu à bras le corps et comme un terrain de jeux.
Les Archives Départementales sont un endroit ne renfermant presque que du texte, j’aimerais pouvoir révéler quelques images cachées derrière ces textes.
Avant d’éprouver le lieu, je me suis attachée à son nom : Les Archives.
Archives (archivés) est un mot lourd de sens, de significations, et j’ai eu comme souvent envie de prendre la tangente, de bifurquer, de lui « tordre le cou » et d’activer autre chose, quelque chose qui n’est pas immédiat ou évident, mais néanmoins présent en son sein. Je suis donc partie sur l’unique anagramme du mot « archives » qui est « chavirés ».
Il m’a semblé qu’il y a quelque chose de l’ordre du naufrage dans une telle entreprise. Comment les documents stockés et triés s’échouent-ils là  ? D’où viennent-ils ? Quelle est leur fonction, le mode de sélection, quels en sont les utilisateurs, etc.
Encore une fois, c’est le fait d’échouer, l’échec comme ouverture potentielle pour construire autre chose qui me vient à l’esprit.
• Qu’allez vous présenter au public lors de l’inauguration de votre résidence aux Archives Départementales de la Dordogne ?
C’est une sorte d’invitation au voyage dans mes archives de travail. Il s’agit de différents travaux déjà produits que je tente de connecter au double « archivés/chavirés », et qui vont se trouver revus ou étendus pour le lieu. Ces pièces formeront des entrées possibles vers mon univers.
C’est la première fois que je fais une exposition où presque toutes les pièces présentées sont déjà produites ; une partie de ce premier mois de résidence sera donc consacrée à les expérimenter dans le lieu (qui à première vue possède déjà un nombre étonnant de signes graphiques) et de les réactiver dans ce contexte et ces contraintes. Mais plutôt que de me cantonner à la salle d’exposition, territoire dédié et identifié comme tel, je préfère investir les lieux fréquentés par les utilisateurs : la salle de lecture, le hall, etc.
Je voudrais quand même tenter durant ce mois un nouveau projet, qui prendrait la forme d’une partie de bataille navale sur les murs de la salle de lecture, qui s’y prête parfaitement. Un projet évolutif sur une semaine, nommée « touchés/coulés », dont les traces seraient présentes visuellement pendant la durée de l’exposition.