> Vidéo scénario :
Qu’est ce qu’un projet hyper-narratif ?
Quelles en sont les caractéristiques ? Comment variation et narration coexistent-elles ? Une hypernarration serait-elle toutes les possibilités de trajets à travers une base de données, établies par telle ou telle interface ?
Le problème pour l’artiste est ainsi démultiplié : comment produire un sens variable ? Comment faire en sorte que la narration et le sens sur-vivent à cette variation ?
La vidéo linéaire « In absentia », propose un scénario linéaire au projet génératif et interactif « InAbsentia » qui agira en tant que variation de celle-ci. Elle se regarde comme la vidéo idéale du générateur.
À propos de InAbsentia :
• Scénario :
InAbsentia, recherche pratique liée à mon mémoire de DEA, est un projet interactif off-line qui présente les dessins que j’ai produit ces deux dernières années, soit environ 1200 objets en noir et blanc. Ces dessins ont été catégorisés. Le mode de sélection est simple : à partir de 3 objets identiques (ex : trois horloges, trois écrans d’ordinateur, dix pommes…) une catégorie est formée. Certaines catégories possèdent 3 objets, certaines plus de 50.
En l’absence de joueur, le projet agit comme une vidéo linéaire (sur écran ou projetée, selon l’installation). Le rythme est donné par des samples du morceau « Nagoya Marimbas » de Steve Reich. Cette musique a été choisie pour sa spécificité d’échantillonnage et de répétition. À chaque son de la bande est associée une catégorie.
Au déclenchement de la vidéo, l’application choisit aléatoirement un dessin dans chaque catégorie et l’applique à chaque son.
Nous sommes donc en présence d’une musique continue et d’un défilement de dessins au centre de l’écran. Une vidéo différente est générée à chaque fois.
Si un utilisateur agit à tout moment en effleurant un objet avec la souris, la note jouée à cet instant se met à tourner en boucle et, sur l’écran, défile non plus un dessin de chaque catégorie l’une après l’autre mais tous les objets de la catégorie jouée à cet instant.
Si l’utilisateur sort de la zone sensible, la vidéo continue comme auparavant.
• Images sources :
La première difficulté d’un travail par ordinateur qui utilise des dessins se pose d’emblée : comment justifier l’utilisation de matériaux dessinés au préalable puis numérisés, puisque l’ordinateur possède ses propres outils de dessin (vectoriel).
Si ma pratique de la notation dessinée et de la mise en collection des objets dessinés sont post-InAbsentia, le choix de les utiliser pour ce travail informatique était cohérent : mes carnets remplis de dessins constituaient déjà une véritable base de données.
Or si la numérisation d’informations est le premier pas vers une abstraction de leur réalité, le deuxième, forcé, est encré dans la structure et le traitement de ces informations à l’intérieur de l’ordinateur. Je veux ici parler plus précisément de l’abstraction des modèles par la classification de l’information, en particulier dans une base de données.
Un ordinateur fonctionne simplement : il possède des informations, un programme les lit, exécute un algorithme puis génère de nouvelles informations. Ces informations sont parfois créées directement dans un programme ou bien numérisées, elles sont ensuite classées, organisées, indexées. Une base de données est une liste d’objets / datas qui ne sont pas hiérarchisés.
Dès la production de sa matière première, puis par sa structure à l’intérieur de la machine, InAbsentia a suivi ce modèle de base de données.
• Base de données :
Un projet ou une Å“uvre multimédia n’est souvent, dans sa structure, que la construction d’une interface donnant accès à une base de données. On dit architecture, configuration… On peut citer nombre d’exemples : le plus flagrant étant « Immemory » de Chris Marker, qui se compose d’un stock d’images ; ou encore « Slippery Traces », un CD-Rom de Georges Legrady, présentant 250 cartes postales commerciales, relève aussi de cette catégorie.
Cette particularité n’est pas l’apanage des CD-Rom. On retrouve ce schéma dans une majorité de sites internet (Des_Frags de Reynald Drouhin).
Le cas du projet « Legible City » de Jeffrey Shaw me semble aussi exemplaire. Cette installation met en scène le texte ou plus précisément l’image d’un texte. On navigue dans un espace à trois dimensions, constitué de mots qui représentent une ville : celle de Manhattan (1989), Amsterdam (1990), ou Karlsruhe (1991), parfois les trois, selon les versions présentées. Le texte y joue le rôle d’une double architecture : celle de la base de données (le code) et celle, visuelle, interface, des immeubles à travers lesquels on se promène. Ces immeubles, strictement similaires à leurs modèles réels, sont constitués de textes relatifs à chacune des villes et à leur histoire. On y lit des textes tirés de la littérature se rapportant à ces lieux, des interviews d’architectes, des extraits de guides touristiques.
• Architecture d’InAbsentia, Paradigme et syntagme :
L’architecture d’InAbsentia résulte d’un deuxième point théorique : il s’agit de concepts développés par Ferdinand de Saussure puis repris par Roland Barthes : le paradigme et le syntagme. Deux notions expliquées par Lev Manovitch, dans « The Language of New Media ».
Le titre de mon travail fait référence à ce passage :
« Le syntagme est une combinaison de signes, qui a un support spatial. Pour prendre l’exemple de langue naturelle, la personne qui parle produit une « utérence » en concaténation des éléments les uns après les autres, en une séquence linéaire. C’est la dimension syntagmatique. Penchons nous maintenant sur la dimension paradigmatique. Pour continuer sur l’exemple de notre locuteur, tout nouvel ensemble est choisi dans un ensemble d’éléments reliés. Par exemple, tous les noms forment un ensemble, tous les synonymes d’un mot forment un autre ensemble. Pour reprendre la formulation originelle de Saussure : « les unités qui ont des points communs sont en théorie associées et forment ainsi des groupes dans lesquels on trouve différentes relations ». C’est la dimension paradigmatique.
Dans la dimension syntagmatique, les éléments sont reliés in praesentia, alors que les éléments de la dimension paradigmatique sont reliés in absentia. Par exemple, dans le cas d’une phrase écrite, les mots qui la forment ont une existence matérielle sur la feuille de papier alors que le système paradigmatique des mots appartient uniquement à l’imagination du lecteur ou de l’écrivain. »
Que nous dit ce texte ? Que le syntagme est explicite et le paradigme est implicite, que l’un est réel, l’autre est imaginé (virtuel).
Au contraire des arts dits classiques, dans les arts numériques, cette relation entre le syntagme et le paradigme est inversée. C’est la base de données, le noyau dur (un espace sur le disque dur) qui a une existence physique, alors que la narration s’évapore, elle se dématérialise.
Dans les objets interactifs, l’utilisateur a en effet conscience qu’il n’emprunte que l’une des trajectoires mises à sa disposition… Le choix de la promenade à travers le paradigme lui revient. Les liens entre les différents fragments narratifs (interface) sont du ressort de l’auteur.
De cette inversion découle une chose importante : le changement de temps du récit et de la lecture. Le temps du récit est perturbé, sans arrêt. Si l’histoire visuelle – ce qui se déroule devant nos yeux – reste au premier plan, la narration est reléguée au second rang. On est en temps réel : pour le spectateur, la perception du récit coïncide avec ce qu’il perçoit, d’où cette difficulté pour lui de reconstruire ce récit. Ce qu’il voit prime naturellement sur ce qui est dit. Il revient donc à l’artiste, s’il veut instaurer un dialogue avec le spectateur, le devoir de construire un récit qui d’une façon ou d’une autre va s’adapter à ce temps réel de lecture.
Il faut donner au spectateur le temps de mémoriser ce que le temps réel lui présente, c’est-à -dire une période suffisante pour reconnaître les enchaînements, la narration, pour aller vers une compréhension plus profonde de l’œuvre. Un accès à la distance alors même que l’on est dans l’action (comme le fait si bien le bunraku). A lui d’en trouver les moyens, sans être didactique. La narration est là pour ça, la boucle aussi par exemple, et l’importance du scénario dans les travaux interactifs devient une évidence.
InAbsentia, conclusion : en l’absence d’histoire, de narration, on se raccroche aux objets matériels, qui rappellent vaguement une expérience, une personne, un moment. La narration d’InAbsentia est un souvenir, un rêve dont on ne se souvient que très vaguement le lendemain, dont les signes réminiscents se succèdent, dont le sens est latent.