Je suis en train de relire « Mouvements de l’air ». Voici quelques extraits qui m’apparaissent cohérents par rapport au projet que je veux développer sur les « mots de la recherche », lors de l’expédition à Clipperton. Si j’en suis au moment de définir une méthode, j’ai bien conscience que toute méthode oriente déjà formellement un travail, et je me pose cette question dès maintenant.
D’un autre côté, j’avais envie de produire, d’après les relevés faits par les scientifiques ou les relevés que je fais des mots des scientifiques, une visualisation graphique. Bien sur plusieurs pistes s’ouvrent à moi, et comme je le disais dans un précédent article, entre le dataflow classique et les visualisations de problèmes mathématiques grâce à de la laine tricotée au crochet, il y a un monde de possible..
Donc il me faut osciller entre cette envie / intuition qui me porte vers une sorte de visualisation de données, et une méthode à inventer, qui doit rester néanmoins expérimentale.
À ce propos, j’aime beaucoup ce que dit G. Didi-Huberman de la courbe mareysienne, qu’elle « transforme à la fois l’idée du phénomène et celle de sa possibilité d’image ». Si je devais me définir un objectif à atteindre avec cette méthode à inventer, ce serait celui-là . Vaste programme ; )
« Rappelons que la méthode graphique consiste à transcrire sur papier ou sur une surface sensible, par des mécanismes souvent d’une grande ingéniosité, les pulsations, vibrations, ondulations, secousses, tressaillements, frémissement produits par tous les mouvements de tous les corps vivants ou des objets mobiles. Le graphique obtenu est une forme de mémoire spatiale qui contient des informations sur la variation d’un mouvement dans le temps. L’acquisition des ces informations peut s’opérer soit en continu, soit à des instants déterminés. La méthode graphique a permis la connaissance, l’évaluation et donc, souvent, la maîtrise, d’innombrables phénomènes relevant de la médecine, de la physiologie, des sciences naturelles et des différentes branches de la physique. Les appareils enregistreurs ont en effet donné, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une représentation graphique de mouvements ou de phénomènes le plus souvent invisibles à l’œil nu. »
p.8 (Laurent Mannoni)
« Marey aura donc radicalisé, dans un sens très spécifique, la méthode expérimentale qu’il avait reçue de Claude Bernard. Le maître énonçait – dictum célèbre – que l’expérience n’est au fond qu’une observation provoquée. Déjà bien conscient du fait que provoquer une observation consiste, le plus souvent, à l‘instrumentaliser correctement. »
p.188 (Georges Didi-Huberman)
« Quel sera le statut de l’instant pour ces myriades d’ « instantanés » produits par Marey dans son laboratoire ou sa « station physiologique » ? Comment s’y pose la question cruciale – visuelle, temporelle – du mixte de discontinu et de discontinu en quoi consiste chaque phénomène, chaque mouvement étudié par le savant ? Il n’est pas douteux que Marey a conçu chacune de ses instrumentations, chacune de ses « méthodes » comme une tentative pour éclairer un aspect particulier de ce problème central à toute connaissance de temps et du mouvement. Ainsi, la méthode graphique aura-t-elle promue des « appareils à inscription continue » dont l’image résultante offrait, paradoxalement, une discontinuité radicale de la forme à reconnaître (le tracé blanc) et du fond (le champ noir), la chronophotographie revenant, quand a elle, au principe d’inscription discontinue (l’intermittence des instantanés), mais pour aboutir , non moins paradoxalement , à des images capables d’inclure une continuité de mouvement, voire, pour finir, quelque chose comme un flux, une fumée ou une danse du temps tracé. »
p.188 (Georges Didi-Huberman)
« Il est légitime d’insister, comme le fait depuis longtemps Michel Frizot, sur la spécificité et la nouveauté de procédures qui aboutissent si souvent aux étranges figures abstraites que l’on connaît. La méthode graphique, en ce sens, réinvente pour son compte ce qu’image veut dire : « la représentation graphique appelle une extension de la notion d’image [selon] une référence à la fois iconique et mentale qui déplace les questions de langage, de signification, d’interprétation » et donc, de représentation en général. En poussant à l’extrême la figuration du temps, du mouvement et de l’intensité selon la seule dimension de l’espace, la courbe mareysienne transforme à la fois l’idée du phénomène et celle de sa possibilité d’image. Elle serait en ce sens, « d’une absolue nouveauté », à seulement « transposer un phénomène – caractérisé par une force, une pression, un mouvement – dans une image très simple, constituée principalement de lignes continues et souples, plus accessible à la perception et à l’observation que le phénomène lui-même ». »
p. 193 (Georges Didi-Huberman)
p.221
Un monde bien perçu, selon Bergson, est un monde qui ne cesse pas d’être en mouvement. C’est donc un monde paradoxal pour la pensée – qui cherche spontanément les choses stables, les entités -, un monde épuisant, fait d’ébranlements sans nombre, tous liés dans une continuité ininterrompue, tous solidaires entre eux, et qui courent en tous sens comme autant de frisons ». Inversement, le monde des courbes mareysienne nous suggère que « les milles positions successives d’un coureur se contractent en une seule attitude symbolique […] qui devient, pour tout le monde l’image d’un homme qui court ». Et ce n’est pas en dressant le grand catalogue des positions successives, comme veut le faire Marey, que l’on résoudra cette aporie : « Nous le localisons ça et là par exemple sur une chronophotographie de la locomotion humaine, mais à la surface », ce qui a pour effet de réduire le mouvement à un simple « changement de lieu ». Façon de rater la « transformation universelle » qui, pourtant, l’a rendu possible.
Bergson précisera, dans l’Évolution créatrice, sa critique de la géométrisation spontanée à laquelle recourt notre intelligence – qui veut toujours saisir ce qu’elle approche –face à l’insaisissable mobilité de toute chose. Depuis la métaphysique des Grecs, notre notion du mouvement n’a toujours été pensée qu’ « adossée à une éternité d’immutabilité » ; depuis Zénon, « notre intelligence ne se représente clairement que l’immobilité » ; depuis Platon, notre raison « incurablement présomptueuse », se forme des concepts « à l’image des solides » géométriques, et se rend par la même « incapable de se représenter la vraie nature […] du mouvement ». Dire que « toutes les opérations de notre intelligence tendent à la géométrie, comme au terme où elles trouvent leur parfait achèvement », c’est dire l’artifice en quoi, selon Bergson, consiste l’approche géométrique et métrologique du mouvement.
La durée de toutes choses a fini par dessiner l’objet central de toute la pensée bergsonienne. Dès 1889, le philosophe avait commencé, dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, par fustiger l’ « erreur de ceux qui considèrent la pure durée comme chose analogue à l’espace capable à ce titre de former une chaine ou une ligne ». Alors que, selon lui, chaque « oscillation » du temps doit être aperçue et pensée « l’une et l’autre, se pénétrant et s’organisant entre elles comme des notes d’une mélodie, de manière à former ce que nous appellerons une multiplicité indistincte ou qualitative ». Et il précisait dans la même page :
« bref, la pure durée pourraient bien n’être qu’une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapports aux autres, sans aucune parenté avec le nombre : ce serait hétérogénéité pure. »
Voici donc esquissée toute une philosophie de l’implication et de l’hétérogénéité, une philosophie où se trouve systématiquement réfutée la prétention scientiste à expliquer toute chose selon l’homogénéité d’une même échelle de mesure. Les Éléates sont bien loin, eux qui avaient décrétés toute durée mesurable en confondant l’ « espace parcouru » par le mobile avec l’ « acte par lequel on le parcourt ». Même Kant est loin, lui dont l’erreur a été de prendre le temps pour un milieu homogène ». Quand à Marey, il fait partie de ces « mécaniciens » qui notent « l’instant précis où le mouvement commence », puis le « moment où le mouvement finit », enfin « l’espace parcouru, seule chose qui soit en effet mesurable » – mais sans s’apercevoir qu’ils n’auront traité, dans cette opération, ni de mouvement ni de durée, « mais seulement d’espace et de simultanéité ».
p.221
« Les machines chronophotographiques inventées par Marey sont légères, subtiles, elles n’aliènent jamais vraiment le corps qu’elles instrumentalises. Elles ne sont donc ni « célibataires », ni psychotiques. Elles répondent exactement à ce que Gilbert Simondon, ce grand philosophe de la technique nommait une machine ouverte. Or la caractéristique principale d’une telle machine c’est de ne pas sacrifier à l’automatisme l’étendue de ces possibilités, en sorte qu’une machine ne sera véritablement « perfectionnée » – « sensible », écrit même Simondon – qu’à admettre, dans son fonctionnement, « une certaine marge d’indétermination ». :
« Le véritable perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu’il élève le degré de technicité, relève non pas à un accroissement de l’automatisme, mais au contraire au fait que le fonctionnement d’une machine recèle une certaine marge d’indétermination. C’est cette marge qui permet à la machine d’être sensible à une information extérieure. C’est par cette sensibilité des machines à l’information qu’un ensemble technique peut se réaliser, bien plus que par une augmentation de l’automatisme. Une machine purement automatique, complètement fermée sur elle-même dans un fonctionnement prédéterminé, ne pourrait donner que des résultats sommaires. La machine qui est doué d’une haute technicité est une machine ouverte […] « .
Il est relativement aisé de concevoir une machine fermée, certains protocoles mareysiens répondent sans doute – notamment à l’époque où il développait ses appareils graphiques – à une telle conception. La machine ouverte, quand a elle, demande en plus, de l’imagination : une certaine capacité à poursuivre ou accompagner, comme dans une danse, le mouvement même de la réalité expérimentale en train de s’inventer. Il est très probable que Marey fut quelquefois surpris par les résultats qu’obtenaient ses appareils chronophotographiques. Son génie imaginatif aura été de prolonger, de réinstrumentaliser cette surprise même, heuristiquement au dispositif expérimental. Façon, eût dit Simondon, d’accorder sa confiance au fond dynamique […]. Qui fait exister le système des formes [étant entendu que] le fond est le système des virtualités, des potentiels, des forces qui cheminent, tandis que les formes sont le système de l’actualité. L’invention, concluait-il, est une prise en charge du système de l’actualité par le système des virtualités, la création d’un système unique à partir de ces deux systèmes. »
p.234 (Georges Didi-Huberman).