Conversation

J’aime beaucoup ce texte, extrait de la biographie de Philip K. Dick d’Emmanuel Carrère.
La première fois que je l’ai lu, j’avais lu « conversation »….

« Le propre de la conversion est de changer celui qu’elle élit. Elle le retourne comme un gant. Il ne pense plus ce qu’il pensait, il n’agit plus comme il agissait, et souvent une ironie de la grâce le fait agir et penser d’une façon qui ne lui était pas seulement indifférente, mais lui répugnait. De ces transformations, dont la seule idée aurait été odieuse au vieil homme qui l’a dépouillé, il s’enchante. Elles garantissent l’authenticité de son expérience, le fait qu’un autre parle en lui. Pour un peu, il en rajouterait. L’intellectuel sceptique et railleur qui se fait catholique donnera volontiers dans les formes populaires de sa foi : petite dévotion, médailles miraculeuses. Fin lettré, connaisseur de peinture, il trouvera à aimer désormais Gilbert Cesbron ou des naïfs yougoslaves la joie subtile de qui s’arrache à un déterminisme et conquiert sa liberté. Aller contre sa pente naturelle, c’est très littéralement ce qu’on appelle se repentir.
Rebelle, mauvais con, ennemi de l’autorité sous toutes ses formes, Dick n’aurait de lui-même jamais pensé à appeler le FBI, à se mettre sous sa protection, à le renseigner. Si, quelques semaines avant l’arrivée de la photocopie du Daily World, on le lui avait prédit, il aurait réagi comme un pieux musulman à qui on annonce qu’il mourra d’une indigestion de boudin. Un type qui a grandi à Berkeley ne fricotera jamais avec les flics et, s’il le fait, cela ne prouve qu’une chose : ce n’est plus lui ; on l’a remplacé, ou bien manipulé, un autre que lui agit à sa place.
Exactement, pensait Dick, avec un gloussement d’allégresse.
C’est exactement ça qui m’est arrivé.
Et le plus fort, c’est que je m’en réjouis.
Et que je suis certain d’avoir raison de m’en réjouir.

Voici deux exemples de conversion.
Saül, jeune juif pieux et, à ce titre, persécuteur passionné de la secte chrétienne, subit sur le chemin de Damas une étrange expérience, au sortir de laquelle il devient l’apôtre Paul et s’en va répétant, avec la contagieuse ferveur que l’on sait : « Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi ».
Le héros du roman d’Orwell 1984 trouve peu à peu le courage de s’opposer à la tyrannie de Big Brother. Mais il est arrêté, soumis à la torture et à des manipulations mentales si efficaces qu’à la fin du livre, loin de lui manifester une allégeance factice, « il aime Big Brother ».
Il y a plusieurs différences entre ces histoires. D’abord celle qui sépare la torture de l’illumination, bien que dans les deux cas on ait affaire au viol d’une conscience humaine. Ensuite, Orwell et ses lecteurs s’accordent à trouver le héros de 1984 magnifiquement lucide avant son arrestation, tragiquement aliéné ensuite, tandis que l’auteur des Actes de des Apôtres et sans doute la majorité de ses lecteurs partagent la certitude qu’a saint Paul d’avoir gagné au change. Reste ce fait troublant que la même certitude anime le converti et la victime d’un lavage de cerveau : c’est maintenant, aimant le Christ ou Big Brother, qu’ils sont dans le vrai ; avant, ils se trompaient : la preuve, ils en craignaient rien tant que de voir advenir qui leur est advenu et qui est en fait le plus grand des biens. Cette rupture rend le commerce entre le converti et son entourage à peu près aussi difficile qu’entre Dracula et le docteur Van Helsing dans les films de vampires : si les hommes ont si peur d’être mordus par les morts vivants, c’est parce qu’ils devinent qu’une fois contaminés ils s’en réjouiront. Le plus effrayant, vu d’avant, c’est qu’après il ne reste de soi que ce qui se réjouit de n’être plus soi. Avant, c’est soi qui a peur ; après, c’est un autre qui triomphe. »

« Je suis vivant et vous êtes mort – Philip K. Dick », Emmanuel Carrère