Artiste modèle

Les artistes surréalistes et leur prédécesseurs romantiques étaient les descendants de ces proto-bohémiens dans Les enfants de Saturnes :  » (…) un nouveau type d’artiste (…), dont la personnalité se reconnaît à certains traits spécifiques. Leur manière de travailler se caractérise par la succession de phase d’activité furieuses et de pause dans la création, leur structure psychologique se distingue, elle, par une introspection angoissée, leur tempérament par une tendance à la mélancolie, et leur comportement social par un intense désir de solitude et par des excentricités d’une variété infinie. » Excentricité auxquelles feront écho celles des Expressionnistes Abstraits et des Surréalistes, dont Lee Krasner rapporte qu’ils rivalisaient en exhibant dans les soirées, comme des caniches de concours, leur épouses attifées de robes du soir extravagantes – un sexisme qui court tout au long du modernisme, dont le modèle féminin dans l’atelier est un autre témoignage.
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Le modèle est fondamentalement femme, le Romantisme l’a fait passer du statut trivial qui était le sien à celui de muse, de collaboratrice passive, d’indicateur (pour reprendre Kris) de la sexualité de l’artiste. Kris cite à ce sujet le mythe de Pygmalion et Galatée : il traduit le désir qu’éprouve l’artiste de créer un être vivant plutôt qu’un simulacre – le mannequin femelle à la Kokoschka. Le modernisme c’est aussi un défilé de modèles célèbres, de la Jo Hefernan de Courbet (il la partage avec Whistler) et de la Victorine Meurent de Manet à la Kiki de Man Ray et aux femmes de Picasso : elles furent toutes expulsées de l’atelier lorsque sonna l’heure du plus distingué des produits du modernisme, l’abstraction.

Le nu devenu muse, dévêtu et offert au regard masculin, modela aussi l’aptitude féminine à se transformer en chambre d’écho du désir masculin – un désire sublimé au foyer de la création, dans l’atelier désormais sexué, le ventre d’où sortait l’œuvre. Dans les années 50, l’acte créateur devint un fétiche en vogue qui exemptait le spectateur du tourment de se mettre à l’œuvre. Le mystère de l’œuvre se vit déplacé vers le mystère de la création, tout aussi indéchiffrable (donc confortable) mais qui recueillait le bénéfice de son énergie subversive. L’artiste et son modèle dans l’atelier : le motif regorgeait de paradoxes qui brodaient sur le cliché de l’acte créateur.
La rhétorique de l’acte artistique est bien connue : insémination extatique par l’idée, naissance de l’œuvre, labeurs du processus, exhaustion de l’auteur. Un singulier commerce sexuel : c’est la langue de l’accouchement un travail de femme ! Sexisme à rebours ! Le modèle de la parturition, un modèle féminin, et le paradigme de la création masculine. À moins (une version plus charitable), que les hommes aient tentés de prendre part à ce mystérieux processus dont ils sont exclus, la naissance. Parce que si c’est à travers le modèle que l’artiste délivre son œuvre, ne pourrions pas prétendre que c’est le modèle féminin qui insémine l’artiste mâle ? Dans ce scénario, Picasso, sexiste entre tous, joue le rôle de la femme. La fertilité du modèle s’étend à l’atelier lui-même, régulièrement ensemencé par l’union de l’artiste mâle et de son modèle. L’acte créateur fait valser nos préjugés des rôles sexuels et de l’activité artistique. Le point crucial ici, c’est la manière dont l’atelier devient le lieu de la création, le premier contexte de la transformation. Aussi encombré ou dépouillé soit-il – désordre chaotique ou sainte retraite -, c’est la fécondité qui, avant toute chose, le caractérise; le processus qui s’y déroule est sa marque. Du modèle fécond au ventre généreux de l’atelier, il y a continuité. Quoique parfois les choses soient d’un comique plus banal : sur une merveilleuse photographie prise à Nice en 1928, le modèle jette un regard noir sur Matisse boutonné jusqu’au menton et qui ne se doute de rien. La vengeance du modèle ?

Dans : « L’atelier et le Cube », Brian O’Doherty

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Denise Bellon
(photo documentant l’exposition internationale du surréalisme).