ÖVÜL Ö. DURMUSOGLU
« En route vers l’ouest, le regard tourné en direction de l’est » est une histoire de toujours dans la mémoire collective fondatrice de la Turquie. C’est un état d’esprit, une tentative de créer un pont entre tradition et progrès, moralité et technologie, monarchie et démocratie, conservatisme et laïcité, mais qui est emporté par le courant des fossés qui les séparent. La traduction, par conséquent, emprunte un circuit complexe d’annotations concernant l’expérience turque de la modernité.The Curtain Sweeps Down (« Le rideau tombe ») a pour trame de fond les désirs et les dilemmes d’une société en mouvement : être en mesure de traduire constamment et être en constant processus de traduction. De tels désirs ont été incarnés assez tôt par les représentations du corps féminin. Avant d’aborder la fascination d’Erdem Taşdelen pour la traduction fictive du roman à sensation de 1950 Genç Kızlar (Jeunes filles) – et pour ce qu’il représente dans la Turquie d’après les années 1950 à la suite de son adhésion au plan Marshall –, il est primordial de brosser un bref tableau de l’espace de performance chargé qu’on appelle « traduction ». Sa manière de marquer la nouveauté et d’indiquer le progrès trouve ses sources dans les efforts de la fin du XIXe siècle pour transformer l’Empire ottoman, carrefour de cultures, et le désir de rattraper les nouveaux mouvements politiques de l’Occident. Les premières traductions venues de l’« Ouest » en Turquie étaient écrites en alphabet arménien ; de même, les premières comédiennes de théâtre à interpréter des pièces occidentales au pays étaient d’origine arménienne ou grecque. Tercüme-i Telemak, parue en 1862, est considérée comme étant la première « véritable » traduction turque (parce qu’elle utilisait l’alphabet turc). Le traducteur – un homme d’État instruit – a choisi un roman politique du genre didactique écrit par Fénelon, Les aventures de Télémaque (1699), pour ses aspirations démocratiques au changement.
Le roman à sensation Genç Kızlar, toujours populaire, est un exemple parmi les plus importants en études de la traduction turque puisqu’il s’agit d’une traduction fictive, ou pseudo-traduction. La jeune écrivaine Nihal Yeğinobalı, qui avait d’abord travaillé à titre de traductrice, a imité quelques-uns des motifs qu’elle avait utilisés auparavant dans ses traductions afin de renforcer la crédibilité de cet ouvrage qu’elle souhaitait écrire depuis un certain temps. Elle a inventé un auteur de toutes pièces, « Vincent Ewing », et lui a créé une biographie ainsi qu’un roman singulier qui se serait rendu jusqu’en Turquie, intitulé The Curtain Sweeps Down. Le résultat est un récit initiatique parsemé de détails érotiques considérés audacieux à l’époque, mettant en scène un triangle amoureux et ayant pour toile de fond l’école des missionnaires américains à Istanbul où l’auteure elle-même avait étudié. Yeğinobalı, qui est encore classée parmi les traducteurs les plus prolifiques en Turquie, a écrit cinq autres ouvrages par la suite. Dans les entrevues qu’elle a accordées après avoir révélé être l’auteure de Genç Kızlar et non la traductrice de The Curtain Sweeps Down, elle a déclaré que, dans ce pays où bien des écrivains s’approprient du matériel d’auteurs non-turcs, elle désirait expliquer pourquoi une jeune auteure avait choisi d’attribuer ses propres écrits à un étranger. La réalité est plus complexe, cependant ; un indice se cache dans le titre de l’autobiographie qu’elle a publiée plus tard, Cumhuriyet Çocuğu (« Enfant de la République »). La nouveauté s’est toujours d’abord présentée sous le couvert de la traduction ; la traduction convenait à la nouveauté dans une société qui s’efforçait de progresser tout en préservant ses traditions. Le geste n’a jamais cessé d’être politique : les « enfants de la République » se trouvaient toujours pris dans le jeu de la traduction – un jeu qualifié de « pâle imitation de l’Ouest » par les conservateurs trucs. Yeğinobalı, une de ces enfants de la République, raconte la Turquie d’après les années 1950, submergée par la vague de l’américanisation, étiquetée comme ouverte et tolérante, tout en étant fortement rejetée dans les cercles étudiants de gauche. Un an après l’écriture du roman, le pays est entré dans les rangs de l’OTAN en tant qu’allié prometteur dans la guerre froide contre l’URSS.
Toute construction textuelle comporte un potentiel d’effet miroir pour Erdem Taşdelen ; il choisit de révéler le monde et de l’envelopper de mystère à l’aide du texte. Son intérêt particulier l’amène à rassembler des textes qui narrent ou enseignent les processus du soi moderne, lequel est habituellement cultivé selon des catégories. Les textes d’origine lui servent de points de départ – comme dans le procédé de la traduction – qu’il développe au moyen de techniques visuelles afin d’illustrer les façons dont cet effet miroir agit sur les plans individuel et collectif, ainsi que sur les plans social et politique. Fondamentalement, l’effet miroir qu’il cherche à approfondir fait ressortir ce qui est intraduisible dans ce procédé. Genç Kızlar, ou The Curtain Sweeps Down, offre un cas multidimensionnel à l’artiste, et ce, non pas seulement parce que ce dernier est également sensible aux deux langues dans l’équation de la pseudo-traduction. En tant que récit initiatique et érotique,Genç Kızlar fonctionne en double projection ; d’abord, celle du soi féminin américanisé de la petite ville de Manisa, en Turquie occidentale ; ensuite, celle de la répression sexuelle sous-jacente dans la société turque. La stratégie de Yeğinobalı repose sur l’interprétation du soi traduit dans un pays où la modernité se vit à titre de traduction face à ses adversaires. Une nouvelle identité nationale à l’esprit ouvert est incarnée par une figure féminine transformée, et la tentative de démembrement de cette figure laisse entendre l’effondrement silencieux de l’ensemble du projet.
Dans la première « mise en scène » de The Curtain Sweeps Down, Taşdelen adopte avec doigté et une ferveur enjouée la pseudo-traduction en guise de méthodologie artistique afin de développer ce que Genç Kızlar reflète encore près de soixante-dix ans après sa publication : les contradictions, les désirs et les trajectoires incarnées par la stratégie de carrière d’une jeune écrivaine. L’invention de Vincent Ewing se fond dans les lignes nettement définies des rues modernes de Manisa. Des portraits photographiques d’occasion aux origines inconnues se mêlent à des documents d’archives du bureau new-yorkais de l’Office du tourisme de Turquie, qui a œuvré assidûment pour composer l’image d’une nouvelle démocratie avec ses portraits de prima donna, d’aviatrice, d’infirmière, de sculpteuse et de secrétaire. Le mot nouvelle dans « nouvelle Turquie » est hautement ironique, étant donné que le projet politique actuel de ce pays continue de porter ce nom. Tout ce qui est ici développé à partir du circuit complexe d’annotations aménage un espace crucial pour la compréhension de soi du point de vue de la mémoire collective. Le rideau est-il tombé sur la prima donna turque, qui a pu monter sur scène après ses prédécesseures arméniennes, grecques et levantines ? Le rideau est-il tombé sur le libre arbitre du libéralisme ? Que signifiaitlibre arbitre à l’origine ? Cette fois, le roman sera sûrement un mélange de drame historique et de suspense.