Entre l’exposition Love au Centre Pompidou et la sortie du livre Auto-archive, peu de temps pour parler de cette rentrée aux beaux-arts de Lorient, pourtant riche en nouveaux projets. Un résumé de ce qui se met en place ou se prolonge :
– Géographies variables est devenu un projet de recherche soutenu par le Ministère de la culture, cela après 4 ans de résidences autonomes à l’école, qui ont vues passer Art of Failure, Cécile Martin, Antonin Fourneau, Sandra Lachance, Pierre Luc Lapointe, Fossile, Laurent Tixador, Valentin Ferré et Capucine Vever, Catherine Rannou, Marie Bette et Nicolas Momein.. C’est une bonne chose car cela annonce, je l’espère, une pérennisation d’un programme qui a permis à l’école de se singulariser avec un vrais projet à long terme, et de dynamiser les échanges entre étudiants et artistes invités, sur des périodes longues avec un travail de fond (et non pas seulement sur des workshops de 2 à 4 jours ou la tension est certes intéressante mais la réflexion parfois succincte…).
Le projet s’articule, autour des résidences, en diverses occurrences : ateliers, conférences, temps de partages, voyages… C’est dans ce cadre que je partirai en décembre à la Nouvelle Orléans avec 3 étudiants, pour rencontrer divers personnes (sociologues, architectes, artistes) impliquées dans la vie louisiannaise (où j’ai des connexions familiales et où, adolescente, j’ai passé mes vacances ; ), et qui nous donneront leurs points de vus sur la reconstruction matérielle et symbolique de la ville. Ces témoignages nous serviront comme base pour une réflexion et une production dans le cadre du projet.
– Enfin, suite au cours « Dispositif » que j’anime depuis 3 ans maintenant et qui explorait, avec les étudiants, l’exposition comme une pratique artistique liées à un montage éditoriale (qui fait écho à ma participation au collectif « Le sans titre » dont je parlerai lors d’un prochain article), je prends part à un atelier commun commun avec Yannick Liron autour des pratiques éditoriales. J’ai soumis à l’école cette synthèse qui me parait bien résumer les différents axes de recherches que nous développerons cette année.
En guise d’introduction, quelques réflexions qui m’ont parues importantes lors de la rédaction de cette proposition :
> Ce nouvel atelier ne peut se faire sur une base de classement par media ou par disciplines établies (toute recherche étant par essence transdisciplinaire et puisant dans divers champs). Il s’agit donc de trouver un cadre de recherche sous la forme d’un point de vue critique.
> Le cadre mis en place doit proposer aux étudiants en art et en communication de s’engager dans un projet de fond dans lequel ils puissent se retrouver. Ce sont les acteurs de mention, ils doivent être au cœur de cette proposition et pouvoir s’identifier à celle-ci.
> Les intitulés « pratiques éditoriales », et plus encore « édition », restent des termes ambigus : porteur de plusieurs sens pour l’un, et radicalement fermé et peu inclusif pour l’autre. Il est en revanche intéressant de s’intéresser à l’origine de ces deux mots – le verbe éditer, qui ouvre une perspective pour les artistes et étudiants en art, et une analogie plus claire dans monde de l’art.
Le terme Éditer rassemble en français deux sens (que l’on retrouve en anglais sous les verbes « edit » et « publish »).
Le premier s’entend comme l’action d’agencer et de traiter de contenus liés à différents médias – du texte à l’image en passant par le son – et donc de les mettre en récit, cela quels qu’en soit les modes de diffusion.
Le deuxième sens s’attache à la diffusion de publications dans un mouvement de partage et d’ouverture vers l’extérieur.
Mettre en forme un contenu et l’ouvrir à un public, voilà donc ce qui sous-tend dans ce mot. Cette ouverture permet différentes directions de travail :
– Le commissariat d’exposition
Le commissariat peut être pris sous un certain angle : là ou les mots montage/monter et éditer se rencontrent. Envisagés ainsi, les différents acteurs de ce contexte (artiste, curateur, critique) peuvent se faire les éditeurs de l’espace d’exposition, pris en tant qu’espace à expérimenter,
dispositif à déjouer, et contenus – texte/image/volume – à faire dialoguer.
> Ex :
– « Images empruntées : l’artiste comme éditeur », Journée de colloque au Frac Toulouse (2013).
– « Les fleurs américaines », exposition au Plateau (2013) par Elodie Royer et Yoann Gourmel
– « Multiplier-médiatiser », exposition d’Antoni Muntadas (Cneai, 2000)
– « Abstractions sentimentales et quelques éditions », exposition collective au Cneai (2011)
– « This is Tomorow », exposition de The Independant Group (ICA, 1956)
– L’édition envisagée comme espace d’exposition :
À l’inverse, l’édition (dans son sens large) peut être vue comme un espace d’exposition, et/ou comme outil d’un processus artistique, et non pas uniquement comme moyen de diffusion d’un travail terminé, d’un évènement qui lui serait extérieur. Il est à traiter comme espace prédéfini, à investir. L’artiste devient éditeur, dans « un rôle comparable à celui du commissaire d’exposition ».
Cette entrée permet de multiples occurrences vers la narration, le récit, la littérature, le documentaire, l’archive, certaines formes d’esthétique, etc.
> Ex :
– « Suite pour exposition(s) et publication(s) », Cycles d’expositions satellites au Jeu de Paumes
(2012)
– Christophe Lemaitre & Aurélien Mole, « Post document » (Cneai 2010)
– « Les espaces d’exposition imprimés », Marie de Boüard dans « L’Esthétique du livre » (2010)
– Le livre d’artiste
Paradigme intéressant car il prend l’objet imprimé, ou tout autre mode de publication (édition numérique, éphémèra, affiche, fanzine, publication à la demande) comme support d’un projet de recherche artistique.
Il évite souvent les effets de normalisation inérant au codex, à la pensée linéaire, la narration illustrative, la mise en page standardisée, la rigidité monolithique du livre classique. Sa forme est au service du projet, ou la forme constitue elle-même, de façon tautologique, le projet.
> Ex :
– Guy Debord & Asger Jorn, « Mémoires » (1959)
– William Gibson, « Agrippa, Book of the Dead » (1992)
– Anne Moeglin-Delcroix, « Esthétique du livre d’artiste » (1997)
– Guillaume Constantin, « Sans titre » (Fac similé rouge), (2004)
– Le document comme moyen de diffusion d’un projet artistique :
Il s’agirait ici de prolonger l’existence d’un projet artistique sous la forme d’un document, d’en proposer une extension, voir de le rejouer.
Les principales questions à l’œuvre sont celles de la justesse de la transcription et de la diffusion, ainsi que la prise en compte de la forme des objets de départ et du document choisi comme extension. Cette extension propose d’abstraire une ou plusieurs œuvres par le biais de media utilisant le langage et le signe. En découle une distance critique et un nouvel objet réflexif.
– Raphaël Zarka, « Free Ride » (2011)
– Edward Ruscha, « Twentysix Gasoline Stations » (1959)
– « Beyond the Dust – Artists’ Documents Today », Roma Publication/Fondation Ricard (2011)
– Les pratiques émergentes liées à l’hybridation papier + numérique
Les publications imprimées traversent une phase de mutation profonde, en grande partie liée au fait que les écrans remplacent progressivement l’imprimé. L’écran engage une relation plus « rhizomatique » aux contenus, ainsi qu’une certaine fragmentation, l’accessibilité et la réutilisation des contenus. Pourtant, pour certains artistes, le print et le numérique vont de pair, voir même leur rencontre produit de nouveaux types d’esthétiques et de pensées.
Je renvoie notamment à la notion de Post-Internet et aux écrits d’Artie Vierkant « The Image Object Post-Internet » et autres projets d’expositions et de publications « Post-internet Survival Guide ».
> Ex :
– Benjamin Gaulon, « KindleGlitcher »
– Alessandro Ludovico, « Publier à l’ère du numérique »
– Alexandre Leray, « Flatland », et <stdin>
– Katja Novitskova, « Post-internet survival guide »
Je propose aujourd’hui un atelier aux étudiants de 5ème année qui s’intitule « dispositif » ; j’en rappelle ici l’intention :
Toute œuvre d’art est ou fait appel à un dispositif. La racine du mot dispositif vient de « préparer », « envisager », et disposer veut dire choisir. À en croire la terminologie de ces mots, on pourrait être optimiste sur ce qu’est un dispositif et sa partie prenante dans la création.
À la lecture de Michel Foucault et de Giorgio Agamben, on s’aperçoit vite qu’un dispositif n’est pas aussi réjouissant que l’on pourrait le croire :
« J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. Pas seulement les prisons donc, les asiles, le panoptikon, les écoles, la confession, les usines, les disciplines, les mesures juridiques, dont l’articulation avec le pouvoir est en un sens évidente, mais aussi, le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables et pourquoi pas, le langage lui-même, peut-être le plus ancien dispositif […] ».
(Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?)
Au-delà de toute contingence morale, ce qui ressort et qui peut être intéressant comme terrain de jeu et de questionnement pour un étudiant en art, est le fait d’envisager la question du dispositif sous l’angle du rapport de force et, par extension, l’exposition comme un rapport de forces, ou comme un mode relationnel.
L’étudiant aura à charge de subjectiver cette question, par des recherches plastiques ou théoriques : il devra, en évitant une approche binaire, s’attacher à identifier ce qu’est un rapport de force dans le contexte de l’art et du graphisme.
Il lui faudra se demander : entre qui ? quoi ? dans quel but ? sous quelle forme ? et comment composer avec un processus qui sans cesse se joue de nous ? … car il faut bien aussi poser cette évidence : nous ne sommes pas dans la maîtrise du dispositif. Lui aussi nous met à l’épreuve, au moment même ou nous le mettons en place.
Cette année, cet atelier tente d’interroger la norme de présentation et de critique d’un travail d’étudiants, en prenant appui sur des actions de présentations : démos, lectures et conférences performées, manipulations d’objets, mises en espace et dispositifs à utiliser.
Une des entrées de cet atelier est donc l’outil ou les outils (à ne pas confondre avec médium), et leur manipulation comme déclencheur de la formalisation et l’autonomie d’une pensée, au même titre que l’énoncé.
Dans les écoles d’art les outils restent tabous et impensés, ils font pourtant partie de notre pratique quotidienne, et de notre culture au même titre que les images, les sons et les objets. Ils sont des révélateurs important de nos pratiques, intentions et réalisations.