Archives de mots clés: Fiction

Auto-archive

Des photos du livre Auto-archive (livre d’artistes conçu avec Marie Daubert, Gwenola Wagon, Karine Lebrun, Reynald Drouhin et Dominique Moulon) reçu vendredi : il est super bien, il est super beau !

julie_morel

auto-archive3

auto-archive16

auto-archive9

auto-archive15

auto-archive10

auto-archive7

auto-archive5

auto-archive4

auto-archive12

auto-archive6

auto-archive13

auto-archive11

auto-archive8

auto-archive14

auto-archive2

Auto-Archive.
Édition de l’École européenne Supérieure d’art de Bretagne.
160 pages, (96 pages couleur, 32 pages bichromie, 32 pages noir et blanc).
ISBN : 978-2-9519868-8-6
Prix : 18€
Distribution EESAB

Expérience du récif

Julie Morel - "expérience du récif" - édition Expérience du récit

Il y a quelques semaines, Yannick Liron m’a demandé de participer à une édition qui portera le nom de « Expérience du récit », et qui sortira en début d’année. Soit 12 pages pour raconter son point de vue sur le récit et la narration.
J’ai travaillé cette semaine à ma proposition, qui elle portera le nom de « l’expérience du récif » ; )
Le texte d’introduction et quelques images en cours…

Julie Morel - "expérience du récif" - édition Expérience du récit

Expérience du récif, Julie Morel

Julie Morel - "expérience du récif" - édition Expérience du récit

 

Chroniques Martiennes

Ma résidence à la maison populaire (Montreuil) et le projet que je suis en train d’y mener (Rheum Nobile) partent d’une recherche nocturne, une nuit entière sur internet où j’ai découvert, à la lumière de mon écran, une plante aux propriétés extra-ordinaires (celle de retenir les utra-violets mais laissant passer la lumière) que l’on ne trouve qu’en très haute altitude (+ 4000m) au Népal ou au Bhoutan.
Cette plante (j’avais écrit planet !) est devenue un prétexte. L’idée s’est imposée de travailler en amont, par potentialité, sur un événement qui est fondateur d’un projet, mais qui arrive au tout dernier moment (un voyage dans l’Himalaya d’environ 3 semaines pour voir cette plante, 2 semaines avant l’expo de restitution de la résidence en Avril).
J’imagine le voyage comme la pierre d’angle de la publication liée au projet, un espèce de carnet de voyage – non pas vraiment du voyage au Népal, mais dans l’anticipation en tant qu’espace finalement vécu. J’oscille donc à la fois entre le fait de devoir me renseigner dans quoi je m’embarque et ne pas rechercher d’images relatives à ce que je vais y trouver, de façon à garder un projet le plus ouvert possible, jusqu’au dernier moment)
J’ai donc pensé partir avec quelqu’un qui aurait déjà une expérience des montagnes du Népal, histoire de pouvoir me reposer sur quelqu’un pour ce qui est du côté pratique de la chose. Mais pas n’importe qui : partir avec quelqu’un c’est surtout un moyen de partager et parler du projet au moment où il est en train de se vivre, de confronter des visions et expériences en temps réel. J’ai donc demandé à Catherine Lenoble, auteur de Petit Bain, qui a déjà une expérience de la haute montagne Népalaise, si cela la tentait.
Je lis ses textes comme des aventures fictionnnelles, des potentialités de situations, des dispositions à la limite du réel, quand l’esprit est à la fois engourdi et lucide…

Enfin ces derniers temps, le projet Rheum Nobile m’a tiré vers une littérature que je connaissais peu et me voila plongée dans pas mal de récits de science-fiction et d’anticipation (Les vides-greniers de l’été sont une source intarissable de ce genre de littérature !).
Après Philipe K. Dick (dont les traductions françaises sont à pleurer), Asimov (que j’ai trouvé parfois timoré, mais est-ce là aussi la traduction ?) me voici dans Ray Bradbury (en anglais). Je suis en train de lire The martians Chronicles, dont j’aime beaucoup l’articulation entre les différents fragments et l’histoire globale, qui est fluide et bien menée, à la fois douce et violente.
En revanche les couvertures des différentes éditions françaises sont pour la plupart déprimantes (ça m’a donné envie de proposer à mes étudiants de s’amuser un peu la dessus, avec un sujet autour de ce livre).


Enfin, j’ai découvert que Ray Bradbury avait son show télévisé… On est loin de Fahrenheit 451 ; )

Le révélateur du titre

Voilà que depuis quelque temps, j’avais envie de revoir « The Pervert Guide to Cinema » qui passait il y a quelques années sur Channel 4. J’ai finalement regardé le premier, à nouveau, hier. Et je sais maintenant pourquoi cette envie coïncidait avec les questions relatives à mes travaux récents.
Le lien se résume notamment dans cette phrase de Zizek à propos de « Matrix », qui ouvre le tout premier épisode :

« But the choice between the blue and the red pill is not a choice between illusion and reality. Of course Matrix is a machine for fiction, but these are fictions which already structure our reality. If you take away from our reality the symbolic fictions that regulate it, you loose reality itself…
I want a 3rd pill.
So what is the 3rd pill? Definitely not some kind of transcendental pill which enable a fake fast-food religious experience, but a pill that would enable me to perceive, not the reality behind the illusion but the reality in illusion itself.
If something gets too traumatic, too violent, even too filled with enjoyment, it shatters the coordinate of our reality, we have to fictionalized it. »

Et plus loin, en introduction de l’analyse de « The birds » :

« It is not enough to say that the birds are part of the natural set up of reality. It is rather as if a foreign dimension intrudes, that literally tears apart reality
We humans are not naturally born into reality. In order for us to act as normal people who interact with other people who live in the space of social reality, many things should happen, like we should be properly installed within the symbolic order and so on, when this / our proper dwelling within a symbolic space is disturbed, reality disintegrates. »

Ces 2 phrases, je crois, me donnent une clé sur la raison pour laquelle j’ai donné le titre « My Life is an Interactive Fiction » à l’expo qui va avoir lieu à la galerie Duplex.
Je me suis questionnée sur ce titre (au départ une sorte de blague à épisode avec Marie Daubert pour décrire notre vie sociale), qui m’est venu comme une intuition. Mais je savais que derrière cette intuition, il y avait quelque chose de très réel, que je n’arrivais pas à définir précisément.
Et depuis le début de la conception de cette exposition, le mot fiction – et son compagnon en ion – narration – me posaient problème. Car, malgré leur présence qui me semblait essentielle, je n’étais pas en présence d’une réflexion ou dans la construction d’une narration fictionnelle.
Oui, bien sur, ces travaux en cours parlent de la réalité contenue dans toute œuvre de fiction. Mais surtout, l’idée est plutôt de réfléchir à la connexion de ces deux modes de construction du récit, sans qu’ils deviennent des éléments constitutifs des propositions.

La lecture du catalogue « Just a Walk » et quelques discussions plus tard, je réussis à définir que ce principe d’extension, ces débordements de territoires présents dans les différents travaux que je suis en train de produire sont à la fois structures et principes révélateurs.
Ce sont soit des crossovers formels, des extensions de types référents comme dans « Still On » (références à, et extensions du travail d’un artiste – ici On Kawara – dans un autre médium et dans une autre réalité) ou encore des débordements d’espaces géographiques réels, comme dans « Sweet Dream ». Parfois aussi extensions entre postures sociales et réalité (les statuts dans facebook utilisés comme matériaux, dans « This Face of the Earth » un projet en développement : ).

Générateur blanc

Après l’expérience du silence du Lab, me voici en bas, assise à l’ordinateur situé près de la fenêtre, au centre de documentation. Les bruits de la galerie sont ici proéminents. De derrière moi arrivent les voix, les interpellations et les échos des gens qui travaillent là-bas. Le bruit du bois que l’on déplace, les frottements, les raclements, les chocs quand les planches sont posées à terre, les ponctuations brèves de la perceuse, les coups de marteaux, moins nombreux, les déplacements constants.
Plus proche, c’est le son des doigts sur les claviers, les pages d’un livre que l’on tourne, d’un fauteuil qui grince. Le bruit de la bouilloire aussi.

Générateur blanc

Au sous-sol se trouve un atelier de montage et démontage d’ordinateur, de découpe et de bricolage et la buanderie. On accède à l’atelier par deux cotés opposés. C’est une grande pièce carrée qui sent le renfermé, humide et froide, aux murs couleur crème, un sol sans couleur, relativement bien rangée. Sur l’un des murs est accroché un poster de mouvements de kung-fu. Quelqu’un vient-il ici ? Pour s’entraîner ?
La buanderie et l’atelier sont en enfilade, et en tout point différents. C’est un couloir exigu avec sur la gauche, les machines à laver et à sécher. Le plafond y est bas. Il y fait chaud, sec, et sombre. Dans la partie gauche, encore plus sombre, il y a des archives entassées en attente d’un classement qui ne viendra probablement pas. Deux vieilles chaises, des étagères et placards pleins de vieux papiers poussiéreux.
J’y viens une fois par semaine pour faire ma lessive, le matin de bonne heure. Ce n’est pas un endroit où il fait bon rester, écouter le bruit réconfortant de la machine qui tourne. La machine n’a pas un bruit réconfortant. Elle est bruyante, grinçante. Elle se secoue et se déplace, systématiquement, en direction de la porte, comme si elle voulait sortir de cet endroit. La sécheuse n’est qu’un vrombissement désagréable. Un bruit désagréable dans un silence qui l’est tout autant. Alors je ne reste pas. Et je fais sécher mon linge dans ma chambre pour que la bonne odeur de lessive imprègne l’espace, le temps d’une journée.

Générateur blanc

Le centre de documentation est en bas. On y accède par la porte de gauche de l’entrée principale. Tout de suite en entrant, sur la droite, se trouvent les publications de la chambre. Avec les cartes postales des différents projets de résidence. J’y repère immédiatement celui de Marika. Le clavier. Le fond noir et le bas du visage qui ressort… Puis je crois me souvenir (je suis remontée au lab), il y a une plante verte. La seule plante verte de tout mon séjour ici. Ensuite sur la gauche un placard, les toilettes, et une porte pour aller à la galerie. Avec, juste avant, une table où sont disposées les informations relatives à la dernière exposition. Si on décide de continuer tout droit, depuis la porte d’entrée, en laissant derrière nous la galerie, on arrive dans la pièce principale du centre. Cette pièce est située directement en dessous de ma chambre. Il y a les mêmes fenêtres. Mais elle semble complètement différente. Elle est fragmentée en différents espaces. À droite, le bureau de François, à gauche, le bureau de Maude. Un des murs a été peint en rouge. Au centre de la grande pièce, une table verte, où l’on s’assoit pour manger, discuter, pour les réunions, pour lire, ou pour rien.
Il y a les étagères en fer, chargées de livres, des cartons étiquetés contenant les revues anciennes, le téléphone, les papiers, les ordinateurs, le présentoir avec toutes les revues du mois en cours.
Puis la porte qui mènent au premier palier, les escaliers dorés, avec le boîtier d’alarme. Et de là, à nouveau, si l’on remonte l’escalier à gauche, on arrive au Lab.

Générateur blanc

00h25. Les gens qui travaillent à la Chambre Blanche sont en train de se préparer à partir. Maud. François. Hugo. Mégane. Sabrina. Reste Alexandre, Benham, et moi. Je suis dans le Lab. Alexandre travaille dans la galerie. Benham est dans sa chambre. Peut-être Sabrina est-elle encore là. Mais plus pour très longtemps. C’est bientôt l’heure dîner.
00h25. Le soleil s’est caché derrière les nuages blancs qui stagnent au dessus de la ville depuis deux jours. La température s’est rafraîchit en cette fin de journée. Il fait 6°. Les gens ralentissent le pas. Les heures ici semblent dicter plus qu’ailleurs le rythme des gens. C’est la fin de l’après-midi. Je regarde par la fenêtre : Les joggeurs ont disparus, les gens hâtent le pas, ils rentrent chez eux. Pour moi, il n’y a que quelques pas entre le Lab et la chambre. Je me lève et je regarde par la fenêtre.
00h25. Dans le Lab, les restes de l’installation du film regardé hier. Le vidéo projecteur, les deux grosses enceintes et les lecteurs DVD. Les 3 télécommandes, toutes inutiles car aucune ne correspondait à l’appareil. Puis il y a aussi les tasses vides. Le DVD qui traîne. Un couteau en plastique. Le Thermos. Un trousseau de clés – les miennes. De la monnaie pour la soupe de midi. Une paire de dossiers pour les concours puis un dictionnaire ouvert à la page dérive-dérouiller.

00h25. Il est 00h25. Il est 00h25 à Paris. À Lyon. Il est 18h25 à la Chambre Blanche.

Générateur blanc

19h. Aujourd’hui, la basse ville est humide. Grise. Un fin brouillard la parcourt en longueur. Il fait bon pourtant. 9°. Je sors de la chambre Blanche vers 19h. Je prends la rue des voltigeurs en direction de la haute ville, et je m’aperçois d’une chose : la ville rouille.
Toute la ville.
Dans chaque fissure, dans chaque interstice du trottoir, des murs en tôle ou dans le béton, parmi les pierres au bas des maisons et aussi dans le bois, la rouille s’est développée. Elle perce même la neige qui résiste par-ci, par-là.
La rouille. Elle habite la ville, la squatte et la ponctue. Elle en dessine les contours. Elle prouve son existence à chacun de mes pas, à chaque coin de rue. Elle souligne, tire des traits, marque et scarifie les moindres coupures laissées par le froid. Elle dégouline le long des rues en pente. Elle laisse des strates de couleurs brunes et rousses le long des caniveaux.
Je pense : il n’y a pas de plaques d’égouts à Québec. Non. Ou presque pas. L’eau s’écoule. La rouille avec elle. Jusqu’où ?

Générateur blanc

12h20. dehors le soleil brille. Je regarde la température de loin, je regarde la température sur l’ordinateur. -2 degrés. Je suis sortie ce matin, pour la première fois sans gants. Les rues étaient sèchent comme du papier de verre, pleines de gravillons laissés là par les ruisseaux d’eau qui ont quadrillés la ville pendant un temps. Les rues qui mènent au port, sous les bretelles d’autoroute, sentaient presque le printemps.
Le port était encore en hiver, avec les neiges fondues, les eaux qui charrient leurs tonnes de glace, le bruit du Ferry qui crisse et casse, et concasse la glace à chaque passage. Mais petit à petit, le fleuve semble reprendre le dessus sur la glace venant du nord. Il malmène les blocs de glace, les fragmente encore plus, les retourne. Certains blocs laissent voir leurs entrailles, d’un bleu transparent et sans tâche, celui d’une vitre opaque bien astiquée. Ceux échoués sur les berges se tiennent encore comme des bunkers imprenables. Car c’est la guerre en bas. Entre le solide et le liquide, entre le chaud et le froid. C’est une opposition de nature, d’essence, de vitesse et de lenteur. C’est la guerre. Et le printemps ne va pas tarder à la gagner, malgré la résistance qui lui est opposée.

Générateur blanc

17h40.
Le bruit de l’imprimante. 8 pas de mon siège à la porte. À la cinquième enjambée, si j’étends le bras droit, je peux faire cesser le bruit.
17h43.
Le fond sonore des enceintes de l’ordinateur. 12 pas de la porte du Lab à la porte de ma chambre. 8 pas avant l’angle du couloir (il tourne vers la gauche). À deux enjambées de l’angle, si j’étends le bras droit, je peux dessiner sur la buée de la fenêtre.
17h45.
Aucun bruit. 9 pas entre la porte de la chambre et mon lit. Si j’étends le bras droit, je peux fermer la lumière de la lampe de chevet.
17h57.
Les bruits étouffés de la rue. 6 pas entre mon lit et l’évier. Si j’étends mon bras droit, je peux voir l’eau s’écouler dans ma main, puis boire.
17h59.
Le plancher qui craque au 4ème pas sur les 8 pas qui séparent l’évier et le bureau à côté de la porte. Si j’étends le bras droit, je peux me saisir de mon manteau et de mon bonnet. Dehors il pleut.

Générateur blanc

18h01.
Les bruits de marteau en bas dans la galerie où Alexandre installe son travail. 12 pas de la porte de ma chambre à la porte du Lab, 6 pas de la porte du Lab aux escaliers, 19 marches, 16 enjambées pour arriver sur le palier du premier étage. Si j’étends le bras droit, je peux activer l’alarme avant de sortir.
18h04.
Le bip-bip strident de l’alarme. 7 marches, 6 enjambées pour arriver à la porte sur le palier du rez-de-chaussée. Si j’étends le bras droit, je peux ouvrir la porte d’entrée verte.
18h06.
Les bruits de pas sur la neige fondue.

Générateur blanc

06h09. Je me réveille. La lumière est partout. Par la fenêtre, la neige tombe. Elle a tout recouvert. La neige est partout, le vent souffle en rafale et soulève des grosses masses poudreuses, par paquet. C’est une tempête. Mes fenêtres sont à moitié bloquées. J’en ouvre une pour regarder dehors, le froid pénètre dans la pièce. Ce n’est pas désagréable… Je referme la fenêtre, ça suffit à dégager la neige. Dehors, le vent déplace ses masses d’un coin à l’autre, d’un toit à l’autre, d’une rue à l’autre. Je descends les escaliers et ouvre la porte d’entrée. La rue est déserte. Le souvenir de ce que je voyais par la fenêtre de ma chambre s’efface déjà, comme si au contact de cette neige réelle, lui aussi avait été recouvert d’une pellicule amnésique. C’est ce que j’ai devant les yeux qui compte, qui conte, qui raconte, et le son si caractéristique du vent. Avec lui, je suis consciente de mon propre rythme, mes expirations qui laissent un nuage devant moi.
Je remonte au lab. En courant pour ne pas perdre complètement ces sons.
Du vent. Dans le lab, le souffle des ordinateurs est immuable. Là encore le mugissement du vent n’est bientôt plus qu’un souvenir. Ma respiration devient à nouveau inconsciente, secondaire.

Générateur blanc

02h40. Après la neige, les pelleteuses. Dans la nuit, je sors. La nuit est déserte, la rue est désertée. Les bruits et les lumières floues des pelleteuses. Au bout de la rue, c’est le règne des machines. Un ballet rythmé de bip-bip. De gros tracteurs CAT, aux formes de type science-fiction. Ils se succèdent très efficacement. Presque cyniquement, les machines repoussent la nature sur le bord de la route. Les paquets de neige sont stockés là, sur le trottoir. Les machines font de la place pour le passage des machines. Les piétons creusent leurs propres tranchées, étroites, en plusieurs passages, et la neige stockée devient une ligne de démarcation physique entre deux univers temporels. Celui de la lenteur obligée, et celui de l’impatiente.
Je marche jusqu’au complexe Méduse. Je ne croise personne. Je lève les yeux vers le ciel : la neige tombe toujours. Je ferme les yeux. Je les ré-ouvre : les bretelles d’autoroute se rejoignent toutes en ce point…. Elles ressemblent effectivement à une méduse avec sa tête, de long bras.

Générateur blanc

Je poursuis ma route dans le lab. En direction de la porte se trouve une table où s’entassent bols et tasses à thé et café, vides ou pleines. On y trouve aussi un paquet de mouchoirs de ceux qui ont servis à envelopper les vis de mon ordinateur lors de son autopsie.
Encore quelques pas. Je dépasse l’ordinateur avec le scanneur et l’imprimante. Je tourne la tête. Je referme la porte, j’avance dans le couloir vers ma chambre. La voilà.

Générateur blanc

02h46. Il est tard. D’abord il y a le fauteuil orange, celui que j’avais vu sur le site. Le site qui m’a conduit ici. Juste à côté du téléphone. Puis viennent les rangées d’ordinateurs. Là où je suis assise. Je regarde autour de moi : en hauteur il y a deux vasistas que je n’avais jamais remarqués. Mon regard poursuit sa route : l’étagère avec les manuels techniques. Le mur peint en bleu canard.
Puis la table pour bricoler et rapiécer les ordinateurs. Enfin un tas de matériel – enceintes, pieds, câbles – disposé par terre jusqu’à la porte du placard étroit où sont entreposés les caméras, appareils photos. Je me lève pour aller voir, des rangées de câbles suspendus à des clous, quelques cartons fermés sur un sol recouvert de planches en bois, du sapin.
Le lab, le soir. Le ronronnement et la chaleur des ordinateurs. je viens m’y réfugier après la journée. Ainsi parfois j’y retrouve ma solitude avec plaisir. Après la pluie et le brouillard. Après une longue marche pour oublier la disparition. Une disparition ridicule et aussi peu tangible que celle de ma propre mémoire.
Perdre des données, c’est perdre une de ses parties extensibles… J’ai perdu un peu de mémoire. Je suis donc ce soir en deuil de mémoire. De mémoire morte.
Comment oublier ce qui a disparu ? Les efforts pour la retrouver sont-ils justifiés ?
Les efforts d’aujourd’hui pour retrouver ma mémoire constituent eux aussi de la mémoire. Ça s’accumule ou bien cela prend-il la place de ? Qu’est-ce qu’il reste ?
Par exemple. Le seul souvenir que j’ai de cette journée, c’est le parc entr’aperçu par la fenêtre embuée du bus.

Générateur blanc

14h19. 1°c. La ville dégouline, elle ruisselle. L’eau coule le long des pentes, en petites cascades, parfois boueuses. L’eau entraîne avec elle les graviers et la poussière, les mégots accumulés alors que la neige recouvrait tout.
Je suis les petits affluents le long de la pente. Je descends jusqu’au St. Laurent.
Les gens sortent. Des joggers apparaissent. Ils sortent de nulle part. Je les croise à chaque coin de rue. Les gens se souviennent de leur corps. Ils disent « je m’en rappelle ». « Je me souviens ». Par leur course, ils évoquent le beau temps, la douceur, la chaleur. Ils courent entre deux tempêtes. Ou en direction de la prochaine. Ils accélèrent, ils s’accélèrent. Ils circulent. Ça. Comme des électrons. Avec l’eau, c’est une véritable électrolyse.
La ville prend un nouveau visage. Sale, plus rugueux, plus angulaire, mais plus net.

lettre.jpg

Générateur blanc

J’entends les sirènes du bateau. Une, deux, trois fois. Ou alors ce sont les sifflements du train ? Quatre fois. Tout à l’heure, au bord du St. Laurent, la sirène du ferry était similaire.
Ça, et le bruit de la glace qui craque, presque facilement, à son passage. Je n’ai pas eu le courage de monter à bord pour la traversée. J’avais froid, envie de rentrer.
Mais, je ne bougeais pas. J’étais hypnotisée. Fascinée par les tonnes de glaces charriées par le fleuve.
Un flux continu. Des milliers de fragments bleutés passent devant moi à grande vitesse. En tourbillon, des blocs plats qui se brisent et coulent pour remonter plus loin, affaiblis, diminués, nettoyés. Puis peu à peu disparaissent, et laissent leur place à d’autres bouts qui dérivent.

Générateur blanc

Il neige. Le ciel est blanc. Le ciel est gris clair. Le ciel est jaune. Sur le toit en face, la neige gelée se recouvre d’une pellicule de neige fraîche. Plus blanche, plus plate. En tombant sur le toit, une légère fumée : la neige dévoile un courant d’air chaud qui sort du mur de brique à droite. Ça tombe sans arrêt. Et de plus en plus fort.
Le tuyau rouillé fonce sous l’effet de l’humidité. Je dois me pencher un peu pour le voir. À chaque fois que je me penche je perçois mieux la neige, par contraste, sur le mur gris de gauche.

Je remarque que des câbles électriques passent à hauteur de mes fenêtres. Des câbles noirs, épais. La neige s’accumule sur le dessus, et ils en dégoulinent de gouttes d’eau.

Ça, c’est ce que je vois au premier plan. Ensuite, il y a un empilement. Une perspective étriquée et rassurante. D’abord, il y a le bâtiment récent en brique et sur sa gauche le toit plat, avec le tuyau. puis une haute cheminée, le toit d’une petit maison, avec une minuscule fenêtre qui supporte une antenne. Dans le fond, frontalement, le haut d’un immeuble avec ses 2 portes entourées de fenêtres qui donnent sur un balcon. Puis un bout de building de couleur claire. Et enfin, la perspective finit par une masse sombre. Des fenêtres horizontales. Des bureaux ? En cette fin d’après-midi, il y brille quelques lumières.
La neige s’intensifie. La fumée aussi. Le silence de la neige. Pas un bruit de pas. Pas un son de voiture.
La nuit tombe prématurément. Je m’en aperçois à cause de reflets orangés qui commencent à s’agglutiner sur ma vitre. Ma vitre devient un miroir sans tain où je distingue mon rideau de douche, le frigo et la lueur du plafonnier.
Et puis, la pièce commence à se rafraîchir.

Générateur blanc

Je parcours le studio. En deux étapes : dix enjambées de long, six de large… un peu plus de 60m2 ?
Sûrement deux fois plus haut que moi, environ de 3 mètres de haut ?
Six persiennes, cinq d’entre elles fermées, une remontée, la deuxième en partant de la gauche par rapport à la porte. La troisième en partant du mur opposé. Celle qui est à droite du lit. Celle qui est à gauche du bureau. Celle qui se situe sur le mur Est.
La porte ouverte, la porte entre-ouverte, la porte que je referme à nouveau.

Générateur blanc

Je me réveille. La lumière est déjà franche : six fenêtres. Deux au sud, quatre à l’est. Malgré les murs jaunes et orangés, la pièce est blanche. Par les persiennes, le ciel bleu. J’ai encore dormi en travers du lit, sa grandeur le permet. Un peu perplexe, je souris. Ah oui, je suis ici. C’est ma semaine d’adaptation : le froid et l’espace, 2 éléments auxquels je ne suis plus habituée. Le lit, le bureau, les deux lampes vertes, le canapé bleu, la table avec 4 chaises, l’évier en plastique, l’énorme cuisinière, le meuble de cuisine en bois, le sol brun, une armoire, la table basse, le fauteuil, un ventilateur débranché. Un vieux réveil matin, General Electric, 07:04. Le bruit du frigidaire. Irrégulier, intermittent, discontinu.

J’ouvre une des persiennes. Tout est immobile. Quelle que soit l’heure, tout est immobile. Les toits plats, les cheminées et le tuyau massif rouillé. La neige. Laiteuse, transie, figée. -32°c.

Ça débute, ça commence, je reviens à moi, je redeviens consciente : je redeviens moi. Très rapidement, je suis réveillée.