J’ai emprunté ce livre à la Chambre Blanche, et il est une excellente ressource sur le rapport au texte dans l’art conceptuel. On y trouve des articles de / et sur Robert Barry, Lawrence Weiner, On Kawara, Joseph Kosuth… Je n’ai mis ici qu’un extrait d’entretien de Kosuth, que j’ai trouvé très intéressant et à la fois paradoxal dans ses revendications, car il est totalement radical, provocateur et tellement juste, mais aussi presque didactique dans ses justifications…
Entretien (extrait) de Joseph Kosuth. Par Arthur Rose, (5-31 janvier 1969).
Tiré du livre « Art conceptuel I », (Capc, Bordeaux – Nov.1988).
Pourquoi crois-tu que l’art de notre temps, pour reprendre ton expression, ne puisse être peinture ou sculpture?
Être artiste aujourd’hui veut dire remettre en cause la nature de l’art. Si on remet en cause la nature de la peinture, on ne peut remettre en cause la nature de l’art ; si l’artiste accepte la peinture (ou la sculpture) il accepte la tradition qui l’accompagne. Parce que le mot art est général alors que le mot peinture est spécifique. La peinture est une catégorie d’art. Si on réalise des peintures, on accepte (on ne questionne pas) la nature de l’art.
On accepte alors la tradition européenne de dichotomie peinture-sculpture comme nature de l’art. Alors que, ces dernières années, les meilleurs travaux ne sont ni peinture ni sculpture, et qu’un nombre croissant de jeunes artistes pratiquent un art qui ne relève ni de l’une ni de l’autre de ces catégories.
Quand les mots perdent leur sens, ils sont dépourvus de sens. Nous vivons dans notre temps et dans notre réalité, qui n’ont pas besoin de chercher leur légitimé en s’arrimant à l’histoire de l’art européenne. Il est clair que nous serions incapables de faire n’importe quoi sans la connaissance accumulée dont nous disposons. On n’échappe jamais totalement au passé, mais ceux qui se tournent délibérément et ouvertement dans sa direction font preuve de timidité créatrice. L’esprit universitaire et conservateur a toujours soif de justification historique : c’est une sorte d’amalgame de culte des ancêtres et de quête de l’approbation parentale. Il faut apprendre ce qu’était le passé, et non pas apprendre du passé, de manière à pouvoir comprendre ce qui était vrai alors et ce qu’on ne veut pas faire aujourd’hui.
La difficulté du travail et son recours au langage plutôt qu’aux couleurs ne le rendent-ils pas rébarbatif?
Les idées de l’artiste sont inhérentes à ses intentions, et l’art nouveau dépend presque autant du langage que de la science ou la philosophie. Il est clair que le déplacement du perceptuel au conceptuel est un déplacement du physique au mental. Quand il n’y a pas de motivation intellectuelle chez le spectateur, il faut faire appel au physique (la vue, le toucher). Les non-artistes veulent souvent accompagner l’art d’autre chose parce que l’idée de l’art ne les enthousiasme pas tant que cela. Ils ont besoin de l’accompagner de stimulation physique pour rester intéressés. Mais l’artiste a pour l’art le même intérêt que le physicien pour la physique et le philosophe pour la philosophie.
Pourtant, si on accepte ton idée de l’art, et que l’artiste n’ajoute plus rien à l’univers visuel de l’homme, quel va être l’avenir de l’art?
Avant de répondre à ceci, j’aimerai faire une remarque. Les principaux courants philosophiques de ce siècle manifestent un rejet total de la philosophie traditionnelle. On ne peut plus, comme autrefois, arriver à des conclusions sur l’univers. Et ni les gens cultivés, ni les jeunes n’accordent plus de crédit à la religion. Les postulats de la religion et de la philosophie traditionnelle sont devenus irréels à ce stade de développement de l’intelligence humaine. Si c’en est fini de la philosophie (et de la religion), il est possible que l’art soit viable dans la mesure où il est capable d’exister comme une tentative pure et consciente d’elle même. Il se peut que l’art soit appelé à exister à l’avenir comme une sorte de philosophie par analogie. Mais ceci ne pourra se produire que si l’art reste conscient de lui-même, et ne se préoccupe que des problèmes de l’art, aussi fluctuant qu’ils puissent être. Si l’art devient vraiment une « philosophie par analogie », ce sera parce que la rigueur intellectuel (au niveau ce la capacité de « création » de l’artiste) est d’un niveau qualitatif égal à celui des meilleurs penseurs du passé. S’il n’y a pas de place aujourd’hui pour la vraie philosophie, alors il est clair qu’un art tentant de se faire passer pour philosophie n’aurait aucun sens non plus. Mais il se peut qu’un art s’attachant aux questions ne relevant que de l’art vienne combler ce vide dans la pensée de l’homme d’aujourd’hui.